Cartographie, pouvoir et dépendance numérique
- Julien
- il y a 11 minutes
- 6 min de lecture
La carte comme bien commun. Comment penser une géographie souveraine, ouverte et partagée, avec Sébastien Soriano patron de l’IGN
Qui produit aujourd’hui les cartes du monde que nous utilisons au quotidien ? Dans un contexte de dépendance croissante aux plateformes numériques, la cartographie est devenue un enjeu stratégique, politique et culturel. Représenter nos territoires, nos ressources, nos choix collectifs ne peut pas être laissé aux seuls intérêts privés.
Alors comment reprendre la main ? Quelle place pour l’État, les citoyens, les communs ? Et quel rôle pour une agence publique comme l’IGN, à l’heure du cloud, de l’IA et des grands bouleversements territoriaux ?
Pour en parler, je reçois Sébastien Soriano, directeur général de l’IGN.
Série “La République des cartes”, en partenariat avec l’IGN.
La carte n’est pas qu’un outil : c’est une invitation à voir le monde autrement, à agir collectivement et à imaginer des futurs communs. La République des Cartes, c’est cette aventure ambitieuse qui rassemble chercheur·euses, artistes, élu·e·s, entreprises, associations et citoyen·ne·s pour faire des cartes un levier de démocratie et de transition.
Interview enregistrée le 02/07/2025
Chapitres:
00:00 – Introduction de l’épisode
00:59 – Présentation de Sébastien Soriano
02:00 – Cartes, guerre des données et de l’attention
07:35 – Google Maps, Waze : conquête des usages quotidiens
11:20 – Capitalisme de surveillance et modèle économique des plateformes
15:00 – Pourquoi la carte est un enjeu stratégique et politique
20:40 – Qu’est-ce qu’une carte souveraine ?
26:10 – Vers une souveraineté numérique cartographique : enjeux pour la France et l’Europe
30:55 – Open data, communs, cloud souverain : les leviers d’action
35:15 – L’IGN : transformation, mission et défis actuels
42:50 – Quel rôle pour les citoyens, collectivités, ONG ?
46:40 – Imaginaire géographique commun : que faire pour l’avenir ?
50:30 – Deux livres à lire absolument
Quoi retenir ?
1. La cartographie, bien plus qu’un outil technique
Une carte n’est jamais neutre : elle encode des choix politiques, économiques et culturels.
Elle façonne nos imaginaires collectifs, nos récits, nos repères et nos décisions concrètes.
Elle est un levier de pouvoir, à la croisée de la connaissance, de la représentation et de l’action.
2. L’emprise des plateformes numériques
Les géants comme Google ou Apple ont capté la production et l’usage des cartes via les smartphones et services GPS.
Leur modèle repose sur l’attention, la captation de données comportementales et la mise en rente de la navigation.
Cette domination génère une dépendance massive des citoyens comme des collectivités.
3. La carte comme enjeu de souveraineté
Représenter son propre territoire est un acte fondamental de souveraineté.
La souveraineté cartographique n’est pas seulement étatique : elle touche aux infrastructures, aux normes, à la propriété des données.
L’Europe et la France doivent penser une souveraineté technologique ancrée dans le réel territorial.
4. Reprendre la main : leviers d’action
L’open data, les communs numériques et les standards ouverts sont des piliers d’un nouvel écosystème.
Le cloud souverain est un enjeu central pour héberger et sécuriser les données géographiques.
Il est possible d’allier puissance publique, innovation et participation citoyenne dans un nouveau modèle hybride.
5. Le rôle stratégique de l’IGN
L’IGN se repositionne comme un acteur central de la souveraineté géographique.
Il porte une mission d’intérêt général dans la production, la diffusion et la régulation des données territoriales.
L’enjeu : incarner une cartographie utile, accessible, au service des transitions et des politiques publiques.
6. Vers un imaginaire commun des territoires
Une cartographie souveraine ne se limite pas à la technique : elle doit nourrir une vision partagée du monde.
Face aux bouleversements écologiques, elle peut devenir un outil de mobilisation, d’anticipation et de lien démocratique.
La carte peut redevenir une boussole collective si elle est pensée comme un bien commun.
Références
Concepts clés
Cartographie critique : courant de pensée qui considère les cartes comme des constructions sociales et politiques, et non comme de simples outils neutres.
Souveraineté numérique : capacité pour un État ou une collectivité de maîtriser les infrastructures, données et outils numériques sur son territoire.
Capitalisme de surveillance : modèle économique fondé sur la captation massive de données personnelles à des fins de contrôle, de ciblage et de monétisation.
Open data : mise à disposition libre de données publiques ou privées pour permettre leur réutilisation par tous.
Communs numériques : ressources partagées et gérées collectivement par une communauté, comme les données cartographiques libres (ex : OpenStreetMap).
Cloud souverain : infrastructure d’hébergement de données localisée et contrôlée sur le territoire national ou européen, indépendante des GAFAM.
Acteurs, sigles et institutions
IGN (Institut national de l'information géographique et forestière) : agence publique française chargée de la production et de la diffusion des données géographiques officielles.
GAFAM : acronyme désignant Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft, principaux acteurs de la tech américaine.
INSPIRE : directive européenne visant à créer une infrastructure de données spatiales harmonisée pour les politiques environnementales.
Copernicus : programme européen de surveillance de la Terre par satellite, piloté par la Commission européenne et l’ESA.
Gaia-X : initiative européenne pour une infrastructure de données et de cloud fédérée, souveraine et interopérable.
ARCEP : Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse ; anciennement présidée par Sébastien Soriano.
Personnes citées
Shoshana Zuboff : autrice du livre L’Âge du capitalisme de surveillance → sur Babelio, qui théorise l’emprise des plateformes numériques sur nos comportements via les données.
Contexte et actualité
Dépendance européenne aux infrastructures numériques américaines : aujourd’hui, une grande partie des données stratégiques européennes est hébergée sur des serveurs des GAFAM (AWS, Google Cloud, etc.).
Réindustrialisation des données : réflexion politique en cours sur la manière de rapatrier ou relocaliser les capacités de stockage, de calcul et de traitement des données sensibles.
Transformation de l’IGN : repositionnement stratégique de l’institution comme acteur de souveraineté et de communs, via une démarche d’innovation ouverte et de partenariats publics/privés.
Pour aller plus loin
Livres
James C. Scott – La Domination et les arts de la résistance
Un classique sur la façon dont les structures de pouvoir s’appuient sur la visibilité des territoires et des populations. Utile pour réfléchir au lien entre cartographie, contrôle et autonomie.
Denis Wood – The Power of Maps
Une des références fondatrices de la cartographie critique : ce livre montre comment toute carte est un acte politique, qui reflète des intentions, des choix, des omissions.
Benjamin Bratton – The Stack: On Software and Sovereignty
Une lecture ambitieuse sur la souveraineté à l’ère des architectures numériques mondiales. Bratton y propose une nouvelle théorie du pouvoir à l’âge des plateformes et des interfaces.
Emanuela Casti – Reflexive Cartography: A New Perspective on Mapping
Exploration de la cartographie participative et de la carte comme outil de transformation sociale.
Articles et rapports
“Data Colonialism: Rethinking Big Data’s Relation to the Contemporary Subject” – Nick Couldry & Ulises Mejias
Article fondateur qui propose une analogie entre colonialisme historique et extraction de données personnelles.
“Europe’s Quest for Digital Sovereignty” – European Council on Foreign Relations (ECFR)
Un rapport synthétique sur les tensions entre ouverture, autonomie et régulation dans la stratégie numérique européenne.
“Who owns the map?” – Indigenous Data Sovereignty and Mapping Practices
Vidéo-conférence sur les revendications des peuples autochtones en matière de cartographie : données, territoire, mémoire.
Idées et concepts à creuser
Technopolitiques : la manière dont les architectures techniques organisent et distribuent le pouvoir (voir le travail d’Amaelle Guiton ou Félix Tréguer).
Cartographies sensibles et participatives : mouvements de cartographie citoyenne comme CartoCitoyenne ou Mapping for Change.
Infrastructures critiques : concept désignant les structures invisibles qui conditionnent nos usages numériques (clouds, câbles, satellites…).
Modèle de l’empilement (“the Stack”) : proposé par Bratton pour penser la souveraineté dans un monde où le pouvoir passe par six couches (terre, cloud, ville, adresse, interface, utilisateur).
Livres
À la fin de l’épisode, Sébastien Soriano recommande les deux livres suivants :
Romain Gary – La Vie devant soi
Un roman bouleversant sur l’enfance, la vieillesse, l’exil et l’amour. Écrit sous le pseudonyme d’Émile Ajar, ce livre est une ode à l’humanité et à la dignité.
James C. Scott – Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed
Essai majeur sur les limites des politiques d’aménagement centralisées. Scott y analyse comment les États utilisent des dispositifs comme la cartographie ou la standardisation pour rendre le monde "lisible", souvent au détriment de la complexité et des savoirs locaux.


