Impuissance française, abandon des élites, guerre en Ukraine, jeux d’influence, etc… Journalisme d’investigation et dossiers cachés.
Marc Endeweld est journaliste d’investigation. Il a notamment révélé des éléments clés de l’affaire Bygmalion, publié plusieurs livres sur Emmanuel Macron et plus récemment écrit L’emprise ou comment la France serait de plus en plus sous influence étrangère, abandonnée par une partie de ses élites. Nous parlons ensemble de journalisme et de la difficulté de bien s’informer, de la perte de souveraineté de la France, des dessous du pouvoir et aussi de son enquête sur les raisons méconnus de la guerre en Ukraine.
Que l’on croit ou non tout ce qui est dit, que l’on adhère ou non à l’approche de Marc, c’est une invitation à questionner l’information, à faire preuve de discernement et à s’intéresser à ce qui se joue du côté de la partie immergée de l’iceberg, à l’ombre des regards et qui souvent conditionne l’émergence des évènements qui sont eux bien visibles.
ITW enregistrée le 17 novembre 2022
De quoi parle-t-on ?
01:30 - Qui est Marc Endeweld ?
Journaliste ayant travaillé dans différents journaux de la presse parisienne
Spécialisé dans les enquêtes, il essaye de sortir des informations exclusives
11:10 - Le méthode de Marc Endeweld
C’est un travail au long cours parce qu’il a eu la chance de publier des livres ce qui permet de sortir de l’urgence de rendre des articles régulièrement. Le livre lui permet de travailler sur des formats grands angles.
Pour tomber sur les sujets, parfois des interlocuteurs viennent vers lui et souvent c’est lui qui les approche or tout ce travail demande du temps que les médias n’ont pas.. Il saute de sujets en sujets.
Concrètement, il choisit d’écrire son premier livre, sur Emmanuel Macron dès 2015, bien avant la campagne présidentielle, par trois chemins : tout d”abord il souhaitait faire un livre sur la proximité entre les grands patrons et François Hollande, ensuite il a rencontré de nombreuses sources dans le monde économique qui pariait sur Emmanuel Macron et enfin il s’était intéressé aux affaires politico-industrielles où Emmanuel Macron était grandement impliqué pour avoir des réseaux. Pour son deuxième livre sur Emmanuel Macron, il découvre le projet Hercule ce qui lui permet de s’intéresser aux questions de l’énergie.
Marc s’intéresse au champ du pouvoir et au rapports de force au sein de celui-ci. Il essaye de traiter des sujets qui peuvent paraître abscons parce qu’il a davantage de temps, de sources et d’informations que les médias traditionnels.
18:40 - Décrire le jeu de pouvoir
Les démocraties sont en danger parce que les intérêts privés priment de plus en plus sur les biens communs. Ces intérêts privés là ont des puissances financières internationales totalement qui ne sont pas contrôlées par les états nations peuvent peser sur les décisions publiques de tout un tas de pays démocratiques. Or c’est très compliqué d’expliquer ça d’un point de vue journalistique dans le contexte actuel parce qu’il est compliqué d’un côté de ne pas tout simplifier en disant qu’il y a un grand plan comme le complotisme mais d’un autre côté, il faut tout de même expliquer qu’il existe un agenda politique pour qu’une vision du monde soit imposée.
Les intérêts privés ont toujours été là. Sous la 3e république, il y a eu des grands scandales financiers comme l’affaire du Canal du Panama. Avant la 1ère guerre mondiale, les journalistes avaient différentes sources de revenus parce que la profession n’était pas du tout organisée. Un journaliste pouvait aussi être un financier ou un haut fonctionnaire. Il y avait de multiples conflits d’intérêts. La presse était face à un vrai problème de corruption parce que les journalistes étaient eux mêmes spéculateurs dans certaines affaires
30:00 - Le point de départ de son livre L’emprise
Le grand retour de la géopolitique dans la sphère économique mondiale et sur le fait que l’économie mondiale allait se diviser en deux blocs (Les Etats-Unis et la Chine) avec un affrontement politique, économique et militaire
Dans ce contexte-là, il pose la question de la place de la France. Il explicite que notre pays est piégé puisque l’atelier du monde est la Chine à cause des dirigeants européens et de leur vision court-termiste.
La France a perdu ses points d’appui au niveau international par manque de stratégie, de recul et d’anticipation.
34:10 - Quels éléments prouvent le déclin de la France ?
Déclin c’est glorifier une période passée. C’est pour cette raison que Marc Endeweld n’emploie pas le terme de déclin.
Au Quai d'Orsay, il y a une désorganisation totale. Avec le numérique, la fonction des diplomates est remise en cause. Il y a un renforcement du rôle des militaires et des services de renseignement extérieurs en opérations par rapport à la diplomatie. En 20 ans, les effectifs ont doublé à la DGSE (Direction générale de la Sécurité extérieure), pendant que les effectifs du Quai d'Orsay ont diminué de moitié. C’est un mouvement qui touche l’ensemble des démocraties du monde y compris aux Etats Unis où la fonction diplomatique n’est plus mise en avant. De plus, au niveau international, les pays sont de plus en plus dans une logique de guerre.
La France a de moins en moins de points d’appui. Il n’y a pas eu de réflexion sur des stratégies alternatives par rapport à la stratégie de la guerre froide de Charles De Gaulle. Cela s’explique par le manque de pragmatisme des élites françaises. Ils ont cru que la globalisation financière était la suite de leur puissance perdue et allait pouvoir conquérir d’autres continents. Ils ont délaissé les questions de géopolitiques
44:30 - Quelle est la relation de la France avec les Etats-Unis ?
Quand on parle d’ingérence en France, on parle d’ingérence chinoise ou russe mais rarement américaine. Il y a une partie des élites qui pensent que la puissance française fait partie de l’occident et partage les mêmes valeurs que les États-Unis. Pour ce motif là, ces élites considèrent que la France a intérêt à être aligner aux Etats Unis.
La réorientation vis à vis des américains a commencé sous la fin du mandat de Jacques Chirac. Dominique De Villepin était, contrairement à ce qu’on pourrait penser plutôt d’avis à suivre la position américaine. Sans aucune stratégie, les français ont tellement voulu être le bon élève vis à vis du grand frère américain que finalement on a perdu toute réflexion sur nos intérêts. Par conséquent, ça a donné l’affaire Alstom ou l’affaire Airbus.
48:10 - Comment les américains arrivent-ils à avoir autant de pouvoirs face aux français ?
Il y a déjà l’extra territorialité. C’est cette idée que les américains en tant qu’empire mondiale se donnent le droit de faire fonctionner leur droit autre part que dans leur pays. Concrètement, ils peuvent poursuivre des institutions ou des personnalités soupçonnées de corruptions y compris en dehors de leur propre territoire grâce à des technologies ou à l’utilisation du dollar. Ils utilisent cet outil pour servir leurs intérêts économiques.
Ils disposent de moyens considérables avec la NSA (National Security Agency) pour espionner pendant que les dirigeants européens sont d’une légèreté incroyable au sujet de leurs communications.
Les élites françaises ont lâché les armes face aux américains. Marc Endeweld cite deux exemples marquants
Au moment où Airbus a été déstabilisé par les américains, les différents responsables politiques comme Michel Sapin avaient une grande peur d’être accusés de corruption.
Suite à la tentative d’hacking de l’Elysée par les Etats Unis et Israël qui était en réalité un test offensif de grande ampleur pour tester les services informatiques liés à la dissuasion nucléaire, François Hollande n’a rien dit.
L’Union Européenne n’est pas un super état fédéral et n’a pas de capacité pour résister à la puissance américaine.
Il y a eu une faute des responsables politiques d’avoir été dans le déni suite à la crise de 2008 que les américains considéraient qu’il n’y avait que des concurrents. L’Europe est devenue un objet de prédation des Etats Unis et de la Chine. Les intérêts américains sont de plus en plus antagonistes avec les intérêts américains.
Emmanuel Macron essaie de réhabiliter la puissance européenne mais il n’a pas les moyens de ses ambitions à cause du désarmement de la France et des intérêts divergents avec l'Allemagne.
58:40 - Comprendre Emmanuel Macron
Il faut déjà comprendre qu’Emmanuel Macron est arrivé à la tête de l'État sans expérience. Il est issu d’une génération avec beaucoup moins d’expériences historiques comme le pays n’a pas connu de grandes crises depuis 30 ans.
Le paradoxe, c’est que le président le plus jeune de la Ve république a réussi à séduire l’électorat âgé. En réalité, Emmanuel Macron est un président conservateur qui est capable de braconner sur la droite voir avec l’extrême droite. Ce n’est pas un président progressiste ou libéral. C’est une des incompréhensions qu’on peut avoir avec lui.
Il s’est mué totalement comme un président de la 5e république. Un homme seul décide de manière vertical et les autres doivent obéïr mais ça ne fonctionne pas toujours dans le monde de plus en plus complexe comme avec les gilets jaunes. On a plutôt tendance à le survaloriser. Institutionnellement, la Ve république lui offre un pouvoir comme aucune démocratie ne permet de concentrer autant de pouvoir institutionnel à une seule personne. Cependant, il y a une impuissance à cause d’un manque de réflexion stratégique de sa part, d’une certaine naïveté et des ambitions qui dépassent totalement ses moyens. Tout cela explique en partie ses échecs.
Pour récupérer le pouvoir, la principale fragilité d’Emmanuel Macron a joué sur les intérêts contraires au niveau national et international. Le “en même temps”, s’est traduit comme cela. L’impuissance d’Emmanuel Macron à se faire aimer des français s’explique aussi par ce “en même temps”. Il s’est retrouvé incapable de gérer les contradictions qui existaient tant dans son entourage que dans son entourage moins proche. Au niveau international, dans les coulisses, Emmanuel Macron est beaucoup plus proche de Donald Trump qu’on a voulu le dire. Il s’est retrouvé coincé avec des antagonistes dans le champ occidental comme les tensions avec l’Allemagne ou entre Israël et les Etats Unis. Il a promis à tout le monde mais finalement il s’est retrouvé tout seul. C’est tellement vrai que depuis le second mandat, il est extrêmement perdu dans sa politique internationale même si les médias français en parlent très peu.
01:06:20 - Que dire des liens de l’élite française ?
Il y a une partie des élites françaises qui est vendue à la Chine. Ces derniers jours, on a beaucoup parlé du Qatar. Les élites françaises ont fait monter les sujets de repli et les populismes parce que c’est facile de jeter en pâture des bouc émissaire et que ça permet de ne pas parler des vrais sujets.
Sur la question énergétique, la France possède le plus grand parc nucléaire au monde en proportion au nombre d’habitants mais se retrouve en crise totale. La France ne possède plus les compétences pour construire de nouvelles centrales nucléaires. On a bazardé l’industrie des aciers spéciaux, la France n’est plus capable de construire des cuves de réacteurs nucléaires. C’est de la totale impuissance. Emmanuel Macron est un général sans armée sur un domaine où c’est la vache sacrée de l’Etat.
Il y a eu une destruction totale de la filière nucléaire. Une partie des acteurs dans le nucléaire a considéré qu’il était plus rentable de s’appuyer sur la Chine pour produire du nucléaire. Il faut savoir que les projets d’EPR (Réacteur pressurisé européen) en Angleterre, ce sont au départ des projets franco-chinois avant que les anglais décident d’éjecter les chinois du projet. Il n’y a pas si longtemps, la France prévoyait à terme que ce soit des sociétés chinoises qui gèrent le problème du vieillissement des centrales.
Ces décisions résultent d’un mélange de corruption, d’incompétence et d’une logique court termiste. Il n’y a plus de projet dans ce pays par conséquent, d’une part, il n’y a que le profit maximal qui compte et les intérêts privés sont plus importants que les intérêts du pays.
01:15:30 - La guerre en Ukraine sous l’angle énergétique
Quand les troupes russes envahissent l’Ukraine, fin février, Marc Endeweld a déjà tout un tas de sources et de réseaux d’acteurs qui lui parlent du conflit en cours sous la composante nucléaire dont on a très peu parlé dans les médias.
Les Russes souhaitaient récupérer les centrales nucléaires ukrainiennes pour contrer la volonté d’indépendance ukrainienne. C’est ce qu’ils vont faire dès le départ en prenant les centrales nucléaires de Tchernobyl et de Zaporija.
Cela s’explique par le fait qu'il y a une dizaine d’années, les Russes géraient les centrales nucléaires ukrainiennes comme elles étaient de conception soviétique. Suite à l’annexion de la Crimée en 2014, les ukrainiens se sont tournés vers les Etats Unis.
En parallèle de ce mouvement là, les ukrainiens, avec l’aggravation des tensions avec la Russie, décident de désobéir au Mémorandum de Budapest. Dans ce dernier, les ukrainiens s’engagent à désarmer et à envoyer à Moscou les ogives nucléaires en échange du respect de leur territoire par les grandes puissances nucléaires. Cet accord était un exemple de désarmement nucléaire. L’Ukraine était à ce moment-là, la troisième puissance nucléaire mondiale. Les américains avaient une hantise c’est que les ukrainiens ne vendent pas les ogives nucléaires sur le marché international. En 2014, les Ukrainiens se sont sentis trahis quand la Russie a annexé la Crimée puisqu’il n’y avait pas d’obligation de respect du territoire de la part des puissances nucléaires. Suite à cela, ces dernières années, il y a eu débat sur l’obtention de l’arme nucléaire
Zelensky et Poutine ont échangé sur le sujet du nucléaire tant civil que militaire, peu avant l’invasion russe en Ukraine. Le nucléaire civil n’est pas une technologie comme les autres puisqu’elle est dual parce qu’elle peut avoir une application militaire
Pour le moment, comme l’a rappelé l’AIEA (Agence internationale de l'énergie atomique), il n’y a aucun signe que l’Ukraine cherche à obtenir l’arme nucléaire.
La perte de confiance entre la Russie et l’Ukraine concernant le nucléaire est l’élément central du début de l’invasion. A tel point que lors des négociations de paix en mars organisées par Recep Tayyip Erdoğan, les Russes et les Ukrainiens ont essentiellement parlé du nucléaire. Volodymyr Zelensky et Poutine décident de parler ultérieurement de la région du Donbass.
Les médias n’en parlent pas parce que c’est un sujet trop sensible. Le travail de Marc Endeweld se rapproche beaucoup de ce qu’a réalisé Dominique Lorentz dans le livre Une guerre à la fin des années 1990. Elle évoque l’accord entre la France et l’Iran qui a duré jusqu’à l’arrivée des Mollahs, puis la vengeance de ces derniers par plusieurs attentats.
Les dossiers du nucléaire sont souvent mis de côté. Peu de gens savent que les Russes et les Américains n’ont pas coupé les ponts. Quand cet été, il y a eu des bombardements sur Zaporijia, plus grande centrale nucléaire d’Europe, ils ont continué à discuter.
Ce discours là d’analyse, sur la composante purement énergétique, est très peu présent dans les médias en France parce que ça n’allait pas dans le sens du récit de la protection de la démocratie vis-à-vis de la Russie et ça ne va également pas dans le récit, de la propagande russe, comme quoi, la Russie est entré en guerre pour défendre les populations du Donbass. Cela montre bien que l’entrée en guerre est multi factorielle. Il n’y a pas que l’antagonisme culturel entre la Russie et l’Ukraine qui existe comme unique raison.
01:31:40 - Comment réagir en tant que citoyen face à toutes ces informations ?
Prendre le temps, quand on peut, de s’informer. Marc Endeweld pense que ça ne passera que parce que les citoyens vont s’informer.
Il faut comprendre la complexité des choses parce que c’est à travers ces failles là, que les populations peuvent reprendre le pouvoir. Il faut que les gens retrouvent un intérêt pour la chose publique et aujourd’hui c’est très compliqué de ce point de vue là.
Actuellement, on est sur une vision binaire ce qui permet au complotisme de se développer dans la société
Marc Endeweld explique que des citoyens n’ayant pas fait d’études supérieures (comme certains gilets jaunes) ont lu le livre, l’ont compris parce qu’ils ont conscience qu’il ne faut pas rester dans le statu quo. A l'inverse, beaucoup journalistes ou les initiés ayant un haut niveau d’études lui ont expliqué que c’était trop compliqué à comprendre parce qu’ils n’avaient pas envie ou aucun intérêt de comprendre certains éléments. Il ne faut pas s’arrêter aux clichés.
Les livres recommandés par Marc Endeweld:
Pour aller plus loin
Marc Endeweld sur Twitter : https://twitter.com/marcendeweld