top of page

#92-🇬🇧NOAM CHOMSKY - Defining our times

Noam Chomsky est une légende vivante. Il est considéré comme un de plus grands intellectuels de notre époque, tout simplement.


NB: activez les sous-titres si besoin



Noam Chomsky a fondé la linguistique générative, (un ensemble de théories fondées sur l'opposition au « behaviorisme » de Skinner), et ses théories sont devenues des références absolues dans le monde entier. Il a déclenché ce qu'on a coutume d'appeler « la révolution cognitive » et en tant que professeur émérite au MIT durant 60 ans, son influence sur le monde académique a été immense.


Mais c'est surtout comme intellectuel engagé qu'il s'est rendu célèbre, avec ses prises de position opposées à la pensée dominante.

En 1967, il publie "Responsabilités des intellectuels", un essai dans lequel il souligne l'importance de l'engagement politique des intellectuels en raison de leur capacité de discernement et de leur accès privilégié à la vérité. Ouvertement opposé à la guerre du Viêt Nam, Noam Chomsky prône la résistance face aux formes d'autorité illégitimes. Il est poursuivi en justice, et apparaît même dans la liste des opposants politiques du président Nixon.

Il n’a eu de cesse de révéler au grand publique les techniques de propagandes utilisées par les Etats (son livre « la fabrication du consentement » est incontournable) et les puissants, et de condamner les abus de pouvoir de la puissance américaine.


A 93 ans, le professeur Chomsky continue d’écrire (il a publié plus de 100 ouvrages et des centaines d’articles) et de partager son point de vue éclairé sur le monde.


Ensemble nous parlons de sa vision de notre époque et de ses enjeux, des dynamiques et structures qui nous entrainent, de la guerre en Ukraine et du sens de la vie.

ITW enregistrée le 27 mai 2022


Traduction complète (pdf à télécharger en bas de page):


- Bonjour Professeur Chomsky, c'est vraiment un plaisir de vous rencontrer et un honneur de vous avoir

sur ce podcast, donc bienvenue !


- Ravi d'être avec vous !


- Donc votre production est énorme, vous avez publié plus de 100 livres sur de nombreux sujets alors difficile de savoir par où commencer ! Je vais essayer ceci : notre planète est en train d'être remodelée par notre civilisation humaine globale. La civilisation est façonnée par le comportement humain et le comportement humain est conditionné par notre nature, par notre culture, par le langage et par toutes sortes de structures comme les médias, la technologie et la politique. Donc pour comprendre comment le monde bouge, ce qui est entre nos mains collectivement et individuellement, nous devons parler de ces structures, comment elles fonctionnent, qui les contrôle, etc. Est-ce une bonne introduction à votre travail, qui couvre la linguistique, la géopolitique et la société ? Comment est-ce que vous abordez les choses ? Comment est-ce que vous connectez toutes les parties de votre travail entre elles ?


- Bien tout d'abord, je ne vois aucune raison d'essayer de tout relier. Il y a beaucoup d'intérêts différents. A certains niveaux abstraits, il y a bien sûr des liens, mais les particularités sont ce qui compte et les liens passent au second plan, ce ne sont pas des connexions logiques. Donc pour être très abstrait, il y a un lien qui a été très bien compris depuis le 17ème siècle entre le langage et la liberté. Si vous revenez à Galilée, Descartes, aux linguistes logiciens du monastère de Port-Royal, ils ont observé et ont été frappés par le fait... ils ont été stupéfaits même, par le fait, comme ils disent, qu'avec un petit nombre de symboles on puisse construire une infinité de pensées et qu'on puisse même en quelque sorte transmettre à d'autres, qui n'ont pas accès à nos pensées, le fonctionnement interne de nos esprits. Ils considéraient cela comme miraculeux. Pour Descartes, c'était l'argument de base pour distinguer le "res cogitans" de "res extensa", l'esprit et la matière. Galilée lui-même considérait l'alphabet comme la plus spectaculaire des inventions humaines parce qu'il avait pu enregistrer ce phénomène incroyable. Wilhelm von Humboldt l'a amené à l'étape suivante. Il a dit : puisque la liberté de créer des pensées, de les utiliser et de les transférer est l'essence de la nature humaine, toute forme de restriction de la liberté devient illégitime à moins de pouvoir le justifier. C'est à la base du libéralisme classique. Il était l'un des grands fondateurs du libéralisme classique. Donc tout cela s'est rassemblé chez Descartes. La caractéristique cruciale qui a distingué les humains du reste du monde mécanique était notre capacité à créer librement, élaborer et transmettre des pensées de manières appropriées aux situations, mais pas contraintes par elles. Nous sommes, comme l'ont formulé les cartésiens, nous sommes incités et enclins à parler de certaines manières, mais pas obligés. Donc là tout de suite, je ne vais pas me mettre à parler du temps qu'il fait à l'extérieur parce que c'est ne serait pas approprié, mais ce que je décide de dire est librement choisi. Il considérait cela comme le genre de créativité qui constitue l'essence de la nature humaine. Vous trouvez des échos de cela chez Rousseau et d'autres. Donc à ce niveau, il y a un lien entre la version du libéralisme classique qui est devenu l'anarchisme dans sa variante moderne : l'autorité illégitime ne devrait pas être tolérée parce qu'elle limite ces capacités fondamentales qui apparaissent de la manière la plus frappante et dramatique dans la création et la transmission des pensées. Donc oui, il y a un lien abstrait, mais il ne vous dit pas que si vous avez cette vision du langage, vous devez avoir cette vision de la politique. Elles ne sont pas connectées.


- Oui, c'est sûr. Eh bien merci d'avoir expliqué ceci et souligné qu'en effet, il est parfois difficile de tout connecter ensemble. Et nous aborderons beaucoup de sujets différents aujourd'hui, parce que vous vous intéressez à beaucoup de choses, évidemment. J'aime poser de grandes questions. L'une des raisons est parce que je pense que c'est intéressant de voir comment les gens en général recadrent ces questions et les réduisent, parce que ça dit quelque chose sur la façon dont les gens pensent. Donc une grande question pour commencer est : comment définiriez-vous notre époque ? Considérez-vous que nous vivons à un moment spécial de l'Histoire et si oui, en quoi est-il si spécial ?


- Les humains ont été sur la planète depuis quelques centaines de milliers d'années, ont fait face à de nombreux défis, en ont surmonté certains et ont échoué face à d'autres. Le moment que nous vivons est unique. C'est la première fois dans l'Histoire de l'humanité, et ce sera aussi la dernière, que nous devons répondre à la question : l'expérience humaine va-t-elle perdurer ou sera-t-elle confrontée à une fin peu glorieuse ? C'est la question de notre époque. Nous sommes à ce moment de l'histoire où nous devons décider si la vie humaine organisée sur Terre peut continuer. Et on ne parle pas de l'avenir lointain, on parle de l'avenir proche. Les décisions que nous prenons maintenant vont être déterminantes. Il y a plusieurs questions, si évidentes qu'il me semble presque inutile d'avoir à les répéter, et qui devraient être au centre de l'attention de tout le monde. L'une est l'avertissement qui nous est maintenant donné régulièrement par le GIEC : nous devons dès maintenant arrêter l'utilisation des combustibles fossiles, sans délai, les réduire d'un certain pourcentage chaque année, pour que d'ici à quelques décennies, nous les ayons complètement supprimés. Si nous ne le faisons pas, nous serons essentiellement condamnés. Une autre est la menace croissante d'une guerre nucléaire qui, globalement, anéantirait tout. Il resterait bien quelques survivants, mais les plus chanceux seraient ceux qui mourraient rapidement. Voilà ce à quoi nous sommes maintenant confrontés. Il y a un troisième point, et là je cite les analystes qui règlent la fameuse horloge de l'Apocalypse chaque année en janvier. L'aiguille des minutes indique une certaine distance avant minuit, qui équivaut à l'anéantissement. Elle est réajustée depuis 75 ans. Durant les années Trump, on est passé des minutes aux secondes. Nous sommes maintenant à une centaine de secondes juste avant minuit. En janvier prochain, quand elle sera réglée, je ne serais pas surpris qu'on se rapproche encore. Ces analystes mentionnent trois choses fondamentales : l'une d'elles est l'incapacité à traiter la menace radicale du réchauffement planétaire. La seconde est la menace croissante d'une guerre nucléaire. La troisième est l'effondrement et le déclin d'un champ du discours rationnel, parfois appelée une "infodémie" : on ne peut plus parler rationnellement des choses, il faut crier et hurler sans arrêt. Ça en fait partie parce que si nous ne pouvons pas aborder ces questions de manière rationnelle, sérieusement, nous n'avons aucun espoir de nous en sortir. Donc je pense que ce sont les trois caractéristiques déterminantes de notre époque. Et c'est très grave.


- Quelles sont, selon vous, les plus importantes structures et les dynamiques qui définissent cette situation compliquée de la trajectoire humaine à notre époque ? Et pensez-vous qu'elles sont communes à toutes les sociétés ?


- Les plus importantes structures, on les trouve bien sûr dans les sociétés les plus riches. Ce sont elles, qu'on le veuille ou non, qui déterminent ce que sera l'avenir. Les gens en Afrique peuvent certes faire des choses, mais ils n'ont pas l'influence qu'ont les gens aux États-Unis, en France, en Allemagne ou en Russie. Ce sont eux qui vont déterminer ce qu'il sera, en raison de leur pouvoir. Eh bien, ce sont tous fondamentalement des états et des puissances capitalistes, tous, y compris la Russie. Fondamentalement, des institutions capitalistes, avec une intervention lourde de l'État, principalement pour le bénéfice des propriétaires et des maîtres dominants. En fait, c'est quelque chose qui remonte à Adam Smith, qui a exposé il y a 250 ans la structure de base de nos institutions. Il est célèbre pour avoir fait l'éloge du marché, mais ce n'est pas ce qu'il a dit. Ce qu'il a dit, c'est que les maîtres de l'humanité (ce qui, à son époque, signifiait les marchands et les industriels d'Angleterre), les maîtres de l'humanité au contrôle sont les principaux architectes de la politique gouvernementale et ils la conçoivent de sorte à servir au mieux leurs intérêts personnels, quelle que soit la gravité des conséquences pour le reste du peuple anglais ou pire, les victimes de l'injustice sauvage des Européens à l'étranger. Il s'intéressait principalement aux crimes commis par les Britanniques en Inde. Ça, c'était Adam Smith, il y a 250 ans. Les maîtres de l'univers ont changé. Ce ne sont plus les marchands et industriels d'Angleterre, ce sont les grandes multinationales, pas toutes, mais la plupart basées aux États-Unis. D'énormes institutions financières qui agissent avec des méthodes très semblables à celles des maîtres de l'époque d'Adam Smith. Elles contrôlent en grande partie le pouvoir de l'État. Elles s'assurent qu'il serve leurs intérêts, quelle que soit la gravité des conséquences pour les autres. Et en ce moment-même, même s'ils détruisent la planète, ce qui est d'ailleurs explicite, je peux pratiquement le citer : il y a quelques jours et aujourd'hui encore, à la une du New York Times, on raconte comment le parti républicain qui est le principal soutien des pouvoirs privés (les démocrates aussi, mais dans une moindre mesure), le parti républicain s'attaque désormais aux entreprises qui essayent, ou disent essayer de prendre en compte le changement climatique dans leurs investissements. Ils essaient de faire passer des lois pour empêcher les entreprises de prendre en compte les effets sur le climat, parce qu'il faut donner la liberté au business de tout détruire. On appelle ça "la liberté". On appelle même ça le libertarianisme. On doit laisser libres les maîtres, les propriétaires, ceux qui amassent l'essentiel du capital. Ils doivent être libres de détruire le monde aussi vite qu'ils le veulent. C'est le parti républicain, les démocrates ne sont pas si extrêmes. Et c'est la même chose dans d'autres pays. Le phénomène se trouve être plus important aux États-Unis, en raison de leur pouvoir écrasant, mais les institutions sont à peu près les mêmes partout. Il y a bien quelques îles ici ou là, mais pas grand-chose. Eh bien, ce sont les institutions fondamentales, elles sont suicidaires. Le capitalisme est un arrêt de mort, c'est évident. C'est pourquoi le business a refusé d'accepter les règles du marché. Il a toujours fait appel à un État puissant pour intervenir, afin de le protéger des ravages du marché. Vous pouvez remonter aussi loin que vous voulez. C'est toujours d'actualité, c'en est presque devenu une blague. Le Trésor des États-Unis a versé d'énormes sommes d'argent pour essayer de protéger les institutions financières des effets de la pandémie. Pour une fraction de ce qu'ils ont dépensé, le gouvernement américain pourrait acheter les entreprises de combustibles fossiles et les transformer en énergies renouvelables. Une fraction de ce qui a été dépensé pour renflouer les institutions financières d'une seule crise : la pandémie. Eh bien, c'est ainsi que fonctionnent les principes d'Adam Smith, un peu partout. Pareil en Europe, vous savez. C'est le monde des affaires, les maîtres, ils comprennent que le capitalisme est un arrêt de mort et ils veulent en être sauvés, alors ils font appel au pouvoir de l'État, qu'ils contrôlent en grande partie, pour leur venir en aide. C'est la structure fondamentale de notre société. Si cela continue, nous sommes condamnés. Et pas dans un avenir lointain.

- Donc une des façons, pour ceux que vous appelez "les maîtres de l'univers", les personnes qui détiennent du pouvoir et qui peuvent potentiellement maintenir ou changer les structures et les trajectoires, l'une des façons pour eux d'exercer leur pouvoir est de recourir à la propagande, de créer des histoires et d'essayer de manipuler les gens pour les convaincre de faire ou de ne pas faire certaines choses. Et la propagande est quelque chose que vous avez beaucoup étudié. Quel est votre point de vue sur la propagande et l'influence que ces personnes ont sur les décisions collectives, dans la pensée collective aujourd'hui et en quoi est-ce différent d'il y a 30 ans, quand vous écriviez "La fabrication du consentement", par exemple ?

- Eh bien, revenons au moment où l'expression de "fabrication du consentement" a été créée par Walter Lippmann, un intellectuel public de premier plan du 20ème siècle, l'un des fondateurs du néolibéralisme... un... (Chhh...pardon pour le chien !) Le terme de "néolibéralisme" a en fait été inventé lors du symposium de Walter Lippman à Paris en 1938 pour se référer à l'ensemble des doctrines qui dominent la société mondiale d'aujourd'hui. C'était un libéral, comme Wilson, Roosevelt, Kennedy, pas un républicain. Il a conçu l'expression de "fabrication du consentement" et l'a recommandée comme ce qu'il a appelé "un nouvel art dans la pratique de la démocratie". Il a dit : "Le gouvernement et le pouvoir ont besoin de la fabrication du consentement afin de contrôler les masses de la population", ceux qu'il appelait "les spectateurs, les non-participants". "Ils sont stupides et ignorants. Nous devons protéger l'homme responsable, c'est-à-dire nous", de ce qu'il appelait "la rage, le piétinement de rage du troupeau déconcerté", c'est-à-dire la population. "Il faut leur supprimer, leur retirer toute influence. Ils ont un rôle, ils peuvent appuyer sur un bouton tous les quatre ans pour désigner l'un d'entre nous pour les gouverner, mais c'est tout." C'est la théorie démocratique libérale. La théorie démocratique libérale, pas seulement Lippmann. Je pourrais vous en citer une foule d'autres : Reinhold Niebuhr, toutes les icônes de la gauche libérale, c'est leur point de vue. Il s'appuyait sur l'expérience qu'il avait dans la première agence de propagande américaine aux États-Unis, qu'on appelait la "Commission Creel", commission d'information publique, ce qui signifie bien sûr désinformation publique. Cela avait été mis en place par le président Wilson en 1917 pour essayer d'amener une population pacifiste à la frénésie de la guerre, à détester tout ce qui était allemand : l'orchestre symphonique de Boston ne peut pas jouer Beethoven et ainsi de suite. C'était nécessaire pour Wilson. Il a été élu en 1916, sur un programme pacifiste appelé la "Paix sans victoire". Mais il l'a immédiatement transformé en "victoire sans paix" et il lui a fallu changer radicalement l'opinion publique. Il a donc mis en place cette commission. Walter Lippmann était l'un des membres. Un autre membre était Edward Bernays, l'un des principaux fondateurs de l'industrie moderne des relations publiques. Tous deux étaient d'accord sur le fait que ce que Bernays appelait "l'ingénierie du consentement" était nécessaire pour maintenir le contrôle sur les masses. Les masses ignorantes et stupides devaient être marginalisées. Tous deux considérèrent que la commission avait eu beaucoup de succès. Et, effectivement, ce fut le cas ! Elle a rapidement transformé la population en une foule d'hystériques anti-Allemands en délire. Ce fut un petit exploit et ils furent tous deux impressionnés. L'expression de Lippmann de fabrication du consentement, mon co-auteur Edward Herman et moi l'avons reprise pour notre livre "La fabrication du consentement". C'est à eux que nous l'avons empruntée. Tout ça, c'était il y a plus de cent ans et ce n'était pas seulement aux États-Unis, c'était dans tous les pays ! La Première Guerre mondiale est maintenant assez loin derrière nous pour qu'on puisse y réfléchir sans hystérie. Il est maintenant admis que la Première Guerre mondiale n'avait aucun but. C'était juste un massacre de masse dû à la stupidité et l'ignorance des dirigeants. Ceci n'est plus remis en question. Mais si vous regardez en arrière en 1914, lorsque la guerre a commencé dans tous les pays, les classes intellectuelles ont soutenu massivement et avec enthousiasme la guerre, dans chaque pays ! Il y a un célèbre manifeste de 93 intellectuels allemands qui faisaient appel à l'Occident en disant : "Vous devez soutenir l'Allemagne, le pays de Goethe, Kant, Beethoven. Levez-vous, rejoignez-nous pour sauver la civilisation !" Ce fut la même chose en Angleterre, la même chose en France, la même chose aux États-Unis lorsqu'ils sont entrés en guerre : ce fut partout pareil. Les Britanniques avaient ce qu'ils appelaient le "Ministère de l'Information", c'est-à-dire de désinformation, qui était principalement utilisé pour tenter de convaincre les intellectuels américains de se joindre à l'effort de guerre en faisant circuler des histoires fabriquées sur des atrocités commises par les Allemands et ainsi de suite. Cela a parfaitement fonctionné ! Il y avait quelques personnes qui n'ont pas marché, comme Bertrand Russell en Angleterre, qui a été envoyé en prison. Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht en Allemagne, envoyés en prison. Eugene Victor Debs aux États-Unis, envoyé en prison. C'était le même schéma, partout. C'était il y a plus d'un siècle. Est-ce que ça a changé ? Regardez donc aujourd'hui : c'est la même chose. Aux États-Unis, par exemple, il y a une règle que vous devez suivre. Personne ne l'a formulée, mais elle est comprise par les classes intellectuelles : si vous mentionnez l'invasion criminelle de Poutine en Ukraine, vous devez l'appeler "l'invasion non provoquée de l'Ukraine". Si vous faites une recherche sur Google, vous trouverez un million de résultats correspondant à cette formulation : "invasion non provoquée de l'Ukraine". Maintenant faites une expérience : recherchez "invasion non provoquée de l'Irak". Globalement, vous ne trouverez rien. Quelques résultats pour des marginaux qui se sont opposés à la guerre, quelqu'un qui a adressé une lettre aux journaux en disant que la guerre n'était pas juste... Mais globalement, il n'y a rien. Il n'y a probablement pas eu une seule déclaration d'aucune personnalité un tant soit peu proche du grand public pour parler "d'invasion non provoquée de l'Irak." Eh bien, c'est en soi une réussite assez dramatique de la propagande, mais c'est encore pire si on regarde les faits. Les faits sont que l'invasion de l'Irak était totalement non provoquée. Il n'y a eu aucune provocation, quelle qu'elle soit. Alors que l'invasion de l'Ukraine, ceci n'est pas une justification, mais elle a été largement provoquée, ouvertement et publiquement, je ne vais pas refaire l'historique. Donc les classes intellectuelles doivent dire exactement le contraire de la vérité, à l'unisson, en défilant au pas à répéter les slogans de l'État tout puissant. La même chose se passe en Russie, sauf que là, on tourne ça au ridicule : lorsque les Russes répètent à l'unisson qu'il s'agit d'une "opération militaire spéciale", nous nous moquons de cet État totalitaire. Et si on regardait chez nous ? Ah ça, on ne peut pas... En fait ce n'est pas tout à fait vrai : George Orwell est l'une des rares personnes à avoir regardé. Je suis sûr que vous avez lu "La ferme des animaux", mais je suis à peu près sûr que vous n'avez pas lu l'introduction à "La ferme des animaux", parce qu'elle n'a pas été publiée. Elle a été censurée et le manuscrit a été retrouvé 30 ans plus tard dans ses écrits non publiés. L'introduction à "La ferme des animaux" était adressée au peuple de l'Angleterre libre et elle dit : "Ne soyez pas trop moralisateurs ! En Angleterre les idées à contre-courant peuvent être supprimées sans même l'usage de la force". Il donne quelques exemples, quelques raisons, et dit : "L'une des raisons est une bonne éducation : vous allez dans les bonnes écoles, on vous a inculqué la compréhension que certaines choses ne sont pas bonnes à dire." Comme "invasion non provoquée de l'Irak", c'est à éviter. Il y a d'autres choses que vous devez dire, comme "invasion non provoquée de Ukraine". Et on retrouve ça dans tous les domaines. Ce n'est qu'un exemple, je pourrais vous en donner des milliers. Donc est-ce que les choses ont changé au cours du siècle dernier ? Absolument pas. Est-ce que les choses ont changé depuis Adam Smith en termes de structure de base ? Un petit peu, mais pas tant que ça. Ce sont des caractéristiques profondément ancrées dans ce que nous appelons la Civilisation, la société et la culture occidentale. Je devrais préciser que ce n'est pas le monde entier. Si vous regardez les pays sous-développés du Sud qui s'effondrent, lorsqu'ils voient ça, ils ne s'alignent pas. Ils condamnent l'invasion russe de l'Ukraine et disent : "Oui, c'est un crime terrible ! Mais de quoi parlez-vous ? C'est ce que vous nous faites tout le temps ! Alors arrêtez de faire la morale."


- Vous avez ouvertement critiqué la politique des Etats-Unis depuis les années 60 et je suppose que c'est aussi parce que vous comprenez comment fonctionne la propagande. Et vous avez bien sûr aussi un point de vue sur la géopolitique en général. Mais regardons la guerre entre la Russie et l'Ukraine pour essayer d'analyser tout ça, parce que c'est aussi une façon de parler des risques de conflit nucléaire que vous avez mentionnés au début, une façon de parler de votre point de vue sur le comportement des États-Unis sur la scène internationale et les stratégies qu'ils utilisent. Et peut-être aussi pour continuer à parler de la propagande. Quel est votre point de vue ? Comment comprenez-vous ce conflit, ce qui est en train de se passer ? Et aussi quelle direction prend-il, potentiellement ?


- Quel est mon point de vue sur l'invasion, sur ses raisons et ainsi de suite ?


- Oui, la situation actuelle et le rôle que jouent les États-Unis ?


- Le rôle des États-Unis est essentiellement le même depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis ont repris l'ancien rôle de la Grande-Bretagne en tant que première puissance hégémonique. La Grande-Bretagne n'était bien sûr plus en mesure de tenir ce rôle. Elle est devenue ce que le ministère britannique des Affaires étrangères a appelé un "partenaire junior" des États-Unis, qui ont repris le contrôle du monde. C'est le rôle qu'ont joué les États-Unis depuis lors. Il y a eu quelques débats à ce sujet, notamment en ce qui concerne le statut de l'Europe. L'Europe devait-elle devenir indépendante, ce qu'on appelait la "troisième force" dans les affaires internationales, ou devait-elle être un vassal des États-Unis ? Ce fut un enjeu majeur dans les affaires mondiales depuis la Seconde Guerre mondiale. Le premier chef d'État a avoir été partisan d'une Europe indépendante était bien sûr Charles de Gaulle, qui militait pour une Europe, selon ses termes : "de l'Atlantique à l'Oural", sans alliance militaire. L'Allemagne a adopté une position un peu similaire, ce qu'ils appelaient "l'Ostpolitik". Willy Brandt et ses successeurs devraient s'orienter vers le commerce et les interactions culturelles avec la Russie. Gorbatchev l'a formulé très explicitement lors de la chute de l'Union Soviétique. Il a déclaré : "Le monde de l'après-guerre froide devrait être une maison européenne commune, de Lisbonne à Vladivostok. Pas d'alliances militaires, uniquement des relations commerciales et culturelles". En fait, George H. W. Bush, Bush père, avait une position assez similaire. Cela s'appelait "Partenariat pour la paix." L'OTAN demeurait, mais en tant qu'élément marginal. Vous pouviez être membre du Partenariat pour la paix sans faire partie de l'OTAN. Le Tadjikistan y a adhéré. Il y a d'ailleurs eu des efforts du côté russe pour voir si la Russie pouvait se joindre. C'était la vision de Gorbatchev et, dans une certaine mesure, la vision de Bush père. Bush s'est engagé explicitement sur la position selon laquelle l'OTAN ne s'étendrait pas. L'expression était: "Pas d'un pouce vers l'est" depuis l'Allemagne de l'Est, elle n'irait pas plus loin. Puis Clinton est entré en fonction, et en quelques années, comme l'a dit l'un des principaux ambassadeurs des États-Unis, il s'est mis à parler "des deux côtés de la bouche". A la Russie, il disait : "Oui nous allons respecter nos engagements". Et aux communautés établies sur le sol américain, comme à la communauté polonaise, il disait : "Ne vous inquiétez pas, on vous intégrera dans l'OTAN." Et c'est devenu explicite dès 1997. Il a dit à son ami Boris Eltsine : "S'il te plaît, ne fais pas trop d'histoires au sujet de l'expansion de l'OTAN, je dois le faire pour des raisons de politique intérieure. Je dois obtenir le soutien de la grosse communauté polonaise présente dans les centres urbains. J'en ai besoin pour gagner les élections." Et ensuite, le Bush suivant, Bush fils, a ouvert les portes en grand : n'importe qui pouvait rejoindre l'OTAN, même l'Ukraine. Il a fait une offre à l'Ukraine pour rejoindre l'OTAN. La France et l'Allemagne ont mis leur veto, mais compte tenu de la puissance des États-Unis, elle a été maintenue. Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l'OTAN, il y a quelques semaines à peine, a fièrement annoncé qu'après le soulèvement de Maidan de 2014, l'OTAN, c'est-à-dire les États-Unis, a commencé à fournir des armes à l'armée ukrainienne, à se joindre à des exercices militaires et à entraîner les officiers ukrainiens. Les diplomates américains ont parfaitement bien compris qu'il s'agissait là de ce que la Russie a appelé une "ligne rouge" : qu'ils n'accepteraient pas que la Géorgie et l'Ukraine, qui sont au cœur de la zone des préoccupations géostratégiques russes, rejoignent notre alliance militaire hostile. C'est comme si le Mexique rejoignait une alliance militaire avec la Chine, qui fournirait des armes chinoises aux Mexicains, se joindrait à des missions d'entraînement et ainsi de suite. S'il y avait, ne serait-ce qu'un mot là-dessus, le Mexique serait vaporisé. C'est juste impensable ! Et si vous regardez bien, pas besoin d'être un génie militaire pour comprendre pourquoi. Il suffit de jeter un coup d'œil sur une carte : entre l'Ukraine et Moscou, il n'y a aucune ligne de défense tenable. L'opération Barbarossa est passée tout droit à travers l'Ukraine jusqu'à Moscou. Même chose avec la Géorgie. Tout ça était bien compris, mais c'était sans importance. Le département d'État américain a d'ailleurs déclaré explicitement en mars, peu après l'invasion : "Nous ne prenons pas en considération les préoccupations de sécurité de la Russie, ce n'est pas notre affaire. Nous ne négocions pas là-dessus." Ce qui signifie : pas de négociations. Parce que négocier, par définition, signifie : prendre les préoccupations de l'adversaire en considération, même si vous les rejetez. Voilà ce que sont les négociations. Donc pas de diplomatie, uniquement la guerre. Cela veut dire que sous la direction des États-Unis, l'Occident est en train de mener une expérience épouvantable. Ce qu'ils font, c'est de dire : continuons la guerre, on va tenter l'expérience et voir si Poutine va tranquillement s'éclipser après une défaite écrasante ou s'il utilisera les armes dont il dispose pour réduire à néant l'Ukraine et se préparer à une guerre terminale. Voilà la politique occidentale. En fait, ça a été dit explicitement il y a quelques semaines à la base militaire américaine de Ramstein, en Allemagne : Les États-Unis ont appelé les puissances de l'OTAN à se réunir à la base militaire pour mettre des mesures en place. Ces mesures étaient explicitement de poursuivre la guerre pour affaiblir la Russie et s'assurer qu'elle ne soit pas en mesure de déclencher une quelconque action offensive. Ce qui revient grosso modo à dire : éliminer la Russie. Il n'y a pas d'autre moyen de le faire. Le traité de Versailles a fondamentalement servi à anéantir l'Allemagne pour l'empêcher de se lancer dans des opérations militaires. Eh bien nous savons où tout ceci a mené, n'est-ce pas ? Une charmante personne nommée Hitler. Mais c'est la politique officielle, qu'on décrit parfois comme "combattre la Russie jusqu'au dernier Ukrainien". Peut-être que les Ukrainiens sont d'accord avec ça, c'est leur affaire, mais nous parlons de notre politique. Notre politique est de bloquer les négociations, bloquer la diplomatie et voyons ce qui se passe ! Si l'Ukraine est dévastée, nous allons vers une guerre nucléaire totale. "Ce ne sont pas nos affaires"... Nous menons cette politique. Je dois dire qu'il y a une division au sein de l'OTAN à ce sujet : si vous jetez un oeil aujourd'hui en France, avec Macron, en Allemagne, Scholz, en Italie, Draghi. Tous ont fait des tentatives pour essayer d'établir un cessez-le-feu, puis essayer de trouver une forme d'accord diplomatique. Ça, ce sont les puissances européennes. Les États-Unis et la Grande-Bretagne s'y opposent formellement, explicitement : pas de diplomatie, pas de cessez-le-feu, continuons cette expérience épouvantable. Il y a donc une scission dans l'OTAN. Mais les États-Unis sont si puissants que l'Europe, fondamentalement, les suit.


- Nous avons donc une sorte de trajectoire, comme vous l'avez mentionné, qui résulte de certains comportements, à cause de relations entre des puissants, des gens et des pays puissants et le reste des peuples, le reste du monde. Quand je vous écoute, j'ai un peu l'impression que les choses sont verrouillées dans une seule direction. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce qu'il n'y a vraiment rien qui puisse influer sur ces jeux de pouvoir ou est-ce qu'il reste une forme d'espoir ? Que faudrait-il faire, qu'est-ce qui pourrait changer la situation ? Qu'est-ce qui pourrait changer la façon dont les États-Unis se comportent et les orientations dont vous avez parlé ?


- Bien sûr, tout est possible ! Prenez notre situation : nous pouvons parler de tout ça et est-ce que la police secrète débarque dans mon étude pour m'arrêter et me jeter dans un camp de concentration ? Si nous étions en Russie, ça pourrait peut-être se produire. Nous ne vivons pas dans des États totalitaires ! En Russie, il y a des dissidents, des opposants à la guerre, très courageux, qui font face à de vrais problèmes. Ils peuvent être jetés dans des prisons, dans des camps de concentration, ou tués. Nous ne sommes pas confrontés à tout ça. Nous pouvons parler librement, nous vivons dans des sociétés libres, partiellement démocratiques. Nous avons une responsabilité que les gens dans d'autres les pays n'ont pas. A cause de notre liberté et notre pouvoir. C'est là que réside le pouvoir et heureusement pour nous, suffisamment de luttes ont été gagnées depuis des siècles pour que nous puissions disposer d'un degré considérable de liberté. Utilisons-la ! Il y a des gens qui en font usage, principalement des jeunes. Et c'est une des tragédies d'aujourd'hui : ce sont des jeunes, qui font partie d'Extinction Rebellion, du Mouvement Sunrise et d'autres, qui exigent des puissants d'utiliser leur pouvoir afin de surmonter les crises qui vont nous détruire. Donc d'un côté vous avez, en première page du New-York Times d'aujourd'hui : le parti républicain, principal parti en faveur du business, qui tente d'empêcher les entreprises de prendre le climat en considération dans leurs décisions d'investissement. De l'autre côté, vous avez des jeunes dans la rue pour exiger que nous fassions quelque chose : "Nous aimerions survivre, nous voudrions que nos enfants puissent survivre ! Faites quelque chose !" Quand Greta Thunberg se lève au Forum de Davos pour dire : "Vous nous avez trahis !" , elle a raison. Comment répondent les riches et les puissants ? Une petite tape sur la tête: "Gentille petite fille, pourquoi est-ce que tu ne retournerais pas à l'école ? Laisse-nous nous en occuper !" Eh bien, si nous acceptons cela, nous allons droit vers la catastrophe. Mais nous n'avons pas à l'accepter. Nous n'avons pas non plus à accepter une guerre nucléaire. Jetez un œil aux puissants : les Hillary Clinton, les dirigeants au Congrès... ils sont au bord de la folie, littéralement ! Ils réclament une zone d'exclusion aérienne en Ukraine. Ils appellent les navires militaires américains à tirer et couler la flotte russe afin de briser le blocus. Heureusement, il y a un élément de maintien de la paix à l'intérieur du gouvernement américain, qu'on appelle le Pentagone. Le Pentagone oppose son veto à ces propositions parce qu'ils sont capables de réfléchir avec 30 secondes d'anticipation... Que signifie une zone d'exclusion aérienne ? Cela signifie que vous devez prendre le contrôle de l'espace aérien. Comment prendre le contrôle de l'espace aérien ? En détruisant les installations anti-aériennes russes qui se trouvent sur leur territoire. Vous devez donc bombarder la Russie en espérant que Poutine dira : "Bien joué ! Vous devriez continuer !" Voilà comment on fait. Le Pentagone ne voit pas d'autre possibilité. Heureusement pour le moment, ils parviennent à contenir les cinglés et l'intelligentsia, mais pour combien de temps ?


- Mais je veux dire, cela fait des décennies que des militants se mobilisent pour essayer de changer la trajectoire et changer les règles du jeu de différentes manières. Et si vous prenez par exemple le changement climatique, qui est un sujet que vous avez examiné en profondeur, nous savons désormais ce qui se passe, après des années de déni, grâce aux gens qui se battent pour l'information, contre une forme de propagande et les lobbies. Mais pourtant la trajectoire reste la même et nous ne parvenons pas à changer les jeux de pouvoir et à obtenir de vrais résultats. Y a-t-il quelque chose qui nous manque dans ce jeu d'influence ou ces tentatives de bousculer les jeux de pouvoir, etc ? Qu'est-ce qui pourrait être fait différemment et qui amènerait des résultats différents, selon vous ?

- Tout d'abord, nous connaissons la réponse à cela. Tout est possible ! Une chose qui peut être faite est de percer et de faire tomber les voiles épais de la propagande. Voilà une chose qui peut être faite. Parlez-en, discutez-en rationnellement, réfléchissez-y... C'est possible. La seconde chose que l'on peut faire, c'est d'organiser les gens. Organiser les gens pour commencer à agir. La troisième chose est de mener des actions. Il y a beaucoup de possibilités... Tout ceci est complètement ouvert et ça peut vraiment marcher. Si nous regardons nos propres sociétés, elles sont beaucoup plus civilisées qu'elles ne l'étaient il y a 40 ou 50 ans. Des choses qui allaient de soi dans les années 50 et 60 sont devenues inconcevables aujourd'hui ! Il y a du progrès. Pas suffisamment, mais il y en a. Et cela entraîne des réactions : de vives réactions contre ce qu'on appelle le "wokisme", qui signifie un minimum de civilité, un minimum d'attitude civilisée à l'égard des femmes, à l'égard des minorités, à l'égard des gays et d'autres. Un minimum d'attitude civilisée, des efforts pour lutter contre le réchauffement climatique... Voilà pour la culture woke, on va s'arrêter là. Oui, il y a de l'opposition, mais il y a des progrès. Ce sont des moyens qui fonctionnent, qui sont disponibles, qui sont à notre portée. La seule chose qui manque c'est la volonté. La volonté d'utiliser la liberté dont nous disposons, les opportunités qui s'offrent à nous pour nous faire avancer vers un monde bien meilleur. Tout ça est possible ! Le Forum Social Mondial, lors de son rendez-vous annuel, il y a quelques semaines, a réitéré son slogan qu'un autre monde est possible. Oui, c'est le cas. Mais vous devez faire quelque chose pour ça. Vous ne pouvez pas simplement rentrer chez vous et jouer à des jeux sur les réseaux sociaux, ou aller au cinéma ou autre : vous devez faire quelque chose. Vous pouvez. C'est possible. Des gens l'ont fait, en prenant souvent de grands risques, et ont changé le monde. Les autres peuvent rester là, à regarder pendant que le monde part en flammes. Et c'est ce qui se passe ! Nous sommes maintenant à un tournant dans l'Histoire de l'humanité, où soit on se décidera à passer à l'acte, soit c'en sera fini de nous. C'est aussi simple que ça.


- Lorsque vous regardez vers l'avenir, qu'est-ce qui vous effraie le plus ? Je pense que nous avons un peu fait le tableau, mais y a-t-il, parmi les choses que vous avez mentionnées, une que vous surveillez en particulier ? Ou au contraire, est-ce que voyez une raison particulière d'avoir de l'espoir ?

- Oui, toutes les choses que j'ai mentionnées. Les jeunes exigeant que leurs aînés, ceux qui détiennent le pouvoir fassent quelque chose pour sauver le monde de la destruction. Dans le cas de l'Ukraine, ça veut dire rétablir la diplomatie au lieu de poursuivre cette expérience mortifère qui consiste à attendre de voir si, à tout hasard, la Russie accepte l'idée d'une défaite totale et se retire. Ça a peu de chances d'arriver, et c'est une expérience épouvantable ! Donc oui, il faut accepter la nécessité d'essayer d'aller vers une solution diplomatique pour mettre fin aux horreurs et jeter les bases pour de nouveaux arrangements. Pour ce qui est de la crise climatique, nous savons exactement ce qu'il faut faire. Il y a des moyens parfaitement réalisables, à portée de main, pour l'atténuer et la surmonter. En ce qui concerne les armes nucléaires, encore plus facile. Je dois d'ailleurs ici souligner un des incroyables triomphes de la propagande. Regardons à nouveau la première page du New York Times d'aujourd'hui. La première page d'aujourd'hui décrit une nouvelle attaque israélienne contre une installation nucléaire iranienne. Israël est libre d'attaquer d'autres pays à son gré, parce qu'il a le soutien des États-Unis et à cause de la lâcheté de l'Europe. L'Europe se recroqueville aux pieds des États-Unis et dit : "Nous sommes trop lâches pour dire quoi que ce soit." Donc les États-Unis disent à Israël : "Vous pouvez faire ce que vous voulez." Israël, un État hors-la-loi, qui tue, assassine et bombarde tout ce qu'il veut. Eh bien, c'est décrit en première page du New-York Times d'aujourd'hui en termes favorables : "Oh, Israël a bien fait de bombarder l'installation iranienne à cause de la menace qu'elle représente." Voilà la propagande : "à cause de la menace d'armes nucléaires iraniennes." Bien, admettons un instant qu'une telle menace existe. Elle n'existe pas, mais admettons. Y a-t-il a un moyen de gérer cette menace ? Oui, un moyen très simple, tout le monde le sait, mais personne n'est autorisé à le dire ! La façon de gérer ça, c'est d'établir une zone exempte d'armes nucléaires au Moyen-Orient, avec des inspections intensives. Ce qui peut fonctionner, nous le savons d'expérience. Alors pourquoi ne le faisons-nous pas ? Qui s'y oppose ? L'Iran y est fortement favorable. Les États arabes y ont été fortement favorables depuis des décennies. L'ensemble des pays en développement du Sud y est favorable : Le Groupe des 77, le Mouvement des Non-alignés. L'Europe y est favorable. Qu'est-ce qui l'empêche ? Les États-Unis opposent leur veto. A chaque fois qu'on l'évoque, les États-Unis mettent leur veto. Pour une raison très simple : les États-Unis ne veulent pas que l'arsenal nucléaire israélien soit inspecté. En fait, les États-Unis ne reconnaissent même pas officiellement qu'Israël possède des armes nucléaires. Bien sûr que oui, personne n'en doute, mais on ne le reconnaît pas. Et il y a une raison à cela : si les États-Unis reconnaissent qu'Israël possède des armes nucléaires, alors la Loi américaine doit entrer en jeu. Elle doit reconnaître que l'aide américaine en Israël est illégale en vertu de la Loi américaine : ça ne respecte pas le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Alors pourquoi devons-nous soutenir les bombardements israéliens sur les installations nucléaires iraniennes qui augmentent la menace d'une guerre ? Parce que nous ne pouvons pas admettre publiquement que l'aide militaire américaine apportée à Israël, qui en est de loin le premier bénéficiaire, est sans doute illégale en vertu de la Loi américaine. Est-ce que quelqu'un a le droit de dire ceci ? Oui, je viens de le dire ! En fait je le dis haut et fort depuis 20 ans. Mais d'une manière qui est bien loin de pouvoir alerter l'opinion publique... Voilà une propagande efficace. C'est ce qu'Orwell appelait une "opinion dominante" : s'assurer que les idées contraires ne seront pas exprimées sans avoir à recourir à l'usage de la force. C'est très simple, n'importe quel enfant de dix ans peut le comprendre, mais vous ne pouvez tout simplement pas en parler. Une de ces choses dont il ne faut pas parler. Vous avez reçu une bonne éducation, vous comprenez que vous êtes chroniqueur pour le New-York Times, et tout ça est bien intégré en vous. L'idée ne vous vient même pas à l'esprit ! Et voilà, c'est notre culture intellectuelle, ce que nous appelons la Civilisation. J'ai choisi cet exemple parce que ça se trouve être en première page aujourd'hui, mais j'aurais pu en choisir un million d'autres. Alors que pouvons-nous faire ? Tout : nous pouvons briser les contraintes de la propagande et nous pouvons aller de l'avant et mettre en place des politiques qui mèneront à un monde bien meilleur.

- J'aurai une dernière question, une question vraiment facile : quel est le sens de la vie, selon vous ?


- Très simple. Le sens de la vie, c'est à chacun d'entre nous de le déterminer. Nous avons reçu le don de la Vie pour une courte période sur Terre, à nous de décider ce que nous en faisons. Dans le domaine qui nous occupe, nous pouvons décider : "Je serai un Apparatchik, un "membre de l'appareil" soviétique, je me conformerai au pouvoir, j'obéirai, je répéterai tous les slogans patriotiques." C'est un des choix. Un autre choix est de dire : "Non je vais être l'équivalent d'un dissident russe, je vais rejeter la propagande, je vais condamner les crimes de l'État, je vais faire quelque chose contre ça." Nous sommes beaucoup plus libres, nous ne serons pas punis pour ça. Nous serons peut-être punis par de la diffamation, par des mensonges, condamnés par les autres, quelque chose comme ça, mais ce n'est pas comme être envoyé au Goulag ! Donc nous sommes libres. Nous voulons être des lâches ? Ok, c'est gratuit et facile. Vous voulez essayer de construire un monde meilleur ? Vous pouvez le faire. Problèmes, difficultés, condamnations, haine... mais vous êtes libre de le faire. C'est cela, le sens de la vie, dans ce domaine particulier. On peut dire la même chose à propos de tout le reste, jusqu'aux relations personnelles. C'est nous qui décidons du sens de la vie !


- Professeur Chomsky, merci infiniment pour votre temps !

- Merci.




Sismique_N.Chomsky_transcript
.pdf
Download PDF • 357KB


-----

Tous mes remerciements à Geoffroy Felley pour ce superbe travail de traduction !


Pour aller plus loin un des documentaires les plus connus sur N.Chomsky



bottom of page