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#75 - 🇬🇧 Our quest for power - RICHARD HEINBERG

« Nous ne pourrons relever les défis du siècle sans accepter de diminuer notre propre puissance »




Richard Heinberg est un des penseurs qui m’a le plus influencé ces derniers temps. Il fait partie de ces trop rares personnes qui parviennent à prendre de la hauteur pour remettre en perspectives plusieurs des grands enjeux actuels, parmi lesquels l’économie, l’énergie, l’écologie. 


Son dernier ouvrage Power, qui vient de paraitre, m’a fasciné.

En étudiant le pouvoir et la puissance, leur signification, leurs différents aspects, il parvient à capturer une des grandes dynamiques d’évolution de l’humanité et pose un diagnostic limpide et sans appel sur les enjeux actuels.

On en parle dons cet épisode à ne pas manquer.

L’épisode est en anglais, vous pouvez si besoin activez la fonction sous-titre sur Youtube comme toujours. Et sinon, voici la traduction intégrale un peu plus bas :

De quoi on parle ?

  • What is the situation we are in right now as humans, what defines our era ?

  • What is still commonly misleading us the most when we look at the world today ?

  • What is Power ? What are the key elements, the key principles to have in mind before we go into more details ?

  • How power games are so central in how our world functions ?

  • What are the main sources, the main forms of power for humans through History, until today?

  • How does power can explain the super fast evolution of the past decades ?

  • Are we over-powered ?

  • Can we keep growing our economies, our energy consumption, our population, improve our lifestyles AND solve say the climate crisis ?

  • Can capitalism limit its appetite for power and for creating inequalities ?

  • Then why does it appear that humans are failing to restrain their power and are willing to risk literally everything in pursuit of it?

  • How can we limit our individual and collective power ?

  • What’s a pathway to avoiding the worst outcomes during the rest of this century?

  • What are the most important levers to try to pull, the acupuncture points that could be tipping points ?

  • Knowing all what you know, what do you think will happen in the coming years and decades ?

  • What is your advice anyone listening ?

  • 2 books that everyone should read ?


Traduction du transcript


Julien (gras) : Bonjour Richard, comment allez-vous ?


Richard (normal) : Bonjour Julien, je vais bien, et vous ?


Bien, merci ! Nous en discutions : de retour des vacances d’été.

Et je suis très content de débuter cette saison de septembre par cette interview en anglais avec quelqu’un comme vous qui suit depuis des dizaines d’années ces sujets que j’explore depuis trois ans de mon côté.

Vous êtes l’un de ceux qui tentent de comprendre la trajectoire de notre civilisation moderne. Ce que j’essaie en gros de faire ici, à mon petit niveau. Et vous avez mené ces recherches, ce que je trouve très intéressant, en reliant ensemble toutes sortes de sujets, en essayant de penser en systèmes, en essayant d’analyser les liens qui existent entre énergie, économie, notre civilisation en général et les questions écologiques. Et c’est de ça dont j’aimerais discuter avec vous aujourd’hui : quel sens donner à notre époque et comment comprendre les challenges centraux d’aujourd’hui ? Et peut-être, que pouvons-nous faire de cela ?

Alors allons-y : quelle est la situation dans laquelle nous nous trouvons en tant qu’humains ? Qu’est-ce qui caractérise notre époque et comment décririez-vous cette situation, ces défis auxquels l’humanité doit faire face ?


Ok.

Tout d’abord, pour comprendre n’importe quelle espèce à n’importe quel moment, les éléments les plus importants à prendre en compte sont la population et les ressources. Et la ressource principale est l’énergie. Bien sûr, la nourriture est une façon d’obtenir l’énergie de l’environnement et donc, si on observe une espèce quelle qu’elle soit, la population et la nourriture sont les deux grands facteurs. Si nous regardons l’histoire humaine, nous avons connu une série de changements dans nos façons d’extraire l’énergie et les ressources de l’environnement. Le plus grand a été l’apparition de l’agriculture, il y a 8 ou 10’000 ans. Mais le plus important, en termes quantitatifs, est arrivé récemment, quand nous avons commencé à exploiter les combustibles fossiles. Nous ne parlons que des 200 dernières années. Les combustibles fossiles sont bien sûr une source d’énergie, mais ils nous permettent d’extraire d’autres ressources, avec des tracteurs, des pelles à vapeur, toutes sortes d’équipements… nous pouvons extraire des resources de la planète, les transformer en produits, utiliser ces produits, et ensuite ces produits deviennent des déchets. Les déchets sont aussi un facteur dans l’existence d’une espèce, mais pour la plupart des espèces dans les écosystèmes, les déchets sont recyclés. Maintenant, avec l’industrialisation humaine au cours des derniers 200 ans, les déchets sont devenus beaucoup plus problématiques puisque nous extrayons énormément de ressources : les processus d’extraction eux-mêmes génèrent de la pollution. Et ensuite, quand nous avons utilisé ces ressources, il y a encore davantage de déchets et de pollution à la fin du processus.

Donc notre situation au 20e et 21e siècle est que nous avons fait croître notre population parce que nous le pouvions, parce que nous en avons eu l’énergie et les ressources. De 1 milliard d’individus, au début de la révolution industrielle, nous sommes passés à près de 8 milliards aujourd’hui. Nous avons augmenté notre taux de consommation : notre consommation par individu a augmenté approximativement de 800%, soit 8 fois plus, dans le même laps de temps. Les conséquences de ceci sont partout et le changement climatique est bien sûr l’une d’elles, parce que nous avons alimenté ce processus de croissance grâce aux énergies fossiles. Et vous le savez, les énergies fossiles produisent des gaz à effet de serre et nous sommes en train de modifier le climat…

Mais ce n’est qu’un aspect de la situation : il est important de voir ceci comme un processus écologique global, parce qu’autrement nous ne voyons que les émissions des énergies fossiles et nous supposons qu’en nous débarrassant des gaz à effet de serre tout ira bien. Mais ce n’est pas si simple !


C’est ce qu’on peut appeler une situation délicate : quelque chose de très, très complexe, ce type de problème a de nombreux aspects.

Ce que nous voyons sont des symptômes différents et ce que vous essayez de faire, c’est de retourner aux racines de tout ça. Et après des décennies à réfléchir, après des milliers d’heures à écrire, à enseigner, vous venez de publier un nouveau livre intitulé « Power », dans lequel vous essayez de revenir aux sources afin d’avoir une vision systémique et holistique de notre Histoire, jusqu’à la situation actuelle. Vous dites, dans l’introduction de ce livre, combien de temps ça vous a pris et combien de fausses idées il a fallu écarter pour faire la synthèse de tout ça. Je vais donc beaucoup parler de ce livre, parce que c’est votre dernier ouvrage.

Mais tout d’abord, j’aimerais vous entendre sur ce processus de recherche : lesquelles de vos croyances étaient fausses ou trop simplistes, et à partir de ça, qu’est-ce qui nous induit le plus en erreur lorsque nous regardons le monde d’aujourd’hui ?


Eh bien, je dois constamment revoir ma façon de penser le monde, parce que le monde est toujours surprenant ! J’ai passé beaucoup d’années à l’observer à travers le prisme de l’épuisement des ressources pour tenter de comprendre la situation globale. Et je l’ai fait car c’est, je crois, quelque chose que nous avons tendance à trop ignorer. La pollution est un problème un peu plus facile à comprendre et c’est une des raisons pour lesquelles le changement climatique a tendance à recevoir plus d’attention que d’autres problèmes environnementaux. J’ai donc passé des années à observer spécifiquement l’épuisement des ressources fossiles : pétrole, charbon, gaz naturel. Comment, en les extrayant de la planète pour les brûler, nous diminuons les réserves restantes, ce qui devient évidemment un problème parce ce que nous en sommes tellement dépendants.

C’est donc un argument important pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles, au-delà de la question du changement climatique. Donc même si on choisit d’ignorer le problème du changement climatique, il reste toujours le problème de l’épuisement des ressources fossiles à résoudre. C’est une bonne raison de réduire notre dépendance aux énergies fossiles, mais c’est quelque chose de très difficile à comprendre, l’épuisement des ressources fossiles.

Le pic pétrolier est un sujet connu depuis de nombreuses années et devenu tendance : si vous regardez les recherches Google ou les recherches internet sur le pic pétrolier, on voit une explosion de l’intérêt pour ce sujet entre 2003 et 2008, quelque chose comme ça, avant que ça ne commence à diminuer. Et la raison, bien entendu, c’est que les compagnies pétrolières ont découvert des sources de pétrole non-conventionnel, comme les sables bitumineux du Canada, le brut lourd du Vénézuela, le pétrole de schiste aux Etats-Unis, etc. Et donc, les prédictions sur à quel moment les réserves globales de pétrole commenceraient à décliner se sont avérées imprécises, dans la plupart des cas.

Mais cet écart n’est pas vraiment dramatique, ça va probablement se monter à une dizaine d’années, quelque chose comme ça, entre les meilleures prévisions et le déclin effectif de la production mondiale. Aujourd’hui, il semblerait que le pic ait été probablement atteint en 2018, mais qui sait, l’industrie pétrolière pourrait encore re-décoller une fois de plus, brièvement.

Quoi qu’il en soit, c’est une illustration de comment nous nous trompons et je pense que la plupart d’entre nous se trompe encore de bien des façons sur la question du changement climatique et notre situation environnementale. Et l’une d’elles est de croire que nos décideurs sont aux commandes et qu’il nous suffit de changer leurs idées pour résoudre tous nos problèmes, relativement sans douleur.

Plus je creuse tout ça, plus je comprends, plus je pense, malheureusement, que c’est probablement faux.


Voilà donc une croyance que vous aviez : qu’il s’agissait de résoudre la question de l’énergie et de convaincre les puissants.


Oui.


Et plus récemment, vous êtes arrivé à la conclusion que c’était autre chose, et que cet autre chose tenait aux dynamiques du pouvoir.

Voyons cela de plus près, parce que c’est un sujet de votre livre qui est fascinant : cela touche à l’histoire de l’évolution humaine, à l’énergie, aux énergies fossiles, comme vous l’avez mentionné, mais aussi à ces dynamiques humaines sur pourquoi nous prenons des décisions ou pourquoi nous sommes incapables d’en prendre.

Ce mot précisément de « pouvoir », qui peut signifier, c’est intéressant, des choses différentes selon les langues.

En anglais, qu’est-ce que le pouvoir ? Et quels sont les éléments, les principes-clés à avoir en tête, avant que nous allions plus dans le détail ? De quoi parlons-nous ?


Ok.

Le mot anglais « pouvoir » désigne le taux de transfert énergétique : nous parlons de la puissance d’un panneau solaire ou la puissance d’un moteur automobile, des choses comme ça. Et celles-ci peuvent être mesurées, en watts, ou en chevaux par exemple. Mais nous utilisons l’énergie pour faire des choses.

Dans la conversation ordinaire, nous parlons du pouvoir des idées, de la puissance de la lumière, du langage… ce sont peut-être des façons plus métaphoriques d’utiliser le mot « pouvoir ». Elles sont pourtant exactes, parce que ce qu’elles décrivent, ce sont des façons d’utiliser l’énergie pour faire des choses.

Nous parlons aussi de pouvoir social : les hommes politiques ont du pouvoir, les milliardaires ont du pouvoir… C’est le pouvoir d’amener d’autres gens à faire des choses, une façon de commander l’énergie des autres personnes. Donc le pouvoir social est aussi très important à comprendre en termes de fonctionnement et d’Histoire du monde.

Nous les humains, nous sommes les champions du pouvoir de la nature : les autres espèces obtiennent en gros leur pouvoir du soleil, soit directement si ce sont des plantes vertes, soit indirectement si ce sont des animaux.

Mais nous autres humains, avons trouvé des façons d’amplifier ce pouvoir : avec le vent, en construisant des voiliers, ou l’eau, en capturant l’énergie des courants, ou avec les combustibles fossiles. Nous avons aussi trouvé des façons d’organiser les sociétés humaines pour amplifier le pouvoir humain. L’esclavage humain était une façon pour beaucoup de sociétés d’exploiter le pouvoir d’autres êtres humains, mais nous avons également fait ça avec d’autres animaux en les attelant à des chars, à des charrues, etc. Nous les humains, nous sommes vraiment bons pour agréger le pouvoir, pouvoir social et pouvoir physique.

Mais ça nous attire souvent des ennuis, parce que si trop de pouvoir est concentré, le pouvoir peut devenir addictif et typiquement, les gens qui ont le pouvoir en veulent toujours plus et réagissent violemment si leur pouvoir est menacé. Et c’est particulièrement important à comprendre aujourd’hui parce que nous avons plus de pouvoir, plus de pouvoir physique, plus de pouvoir social, que jamais auparavant.


C’est intéressant, vous savez, en français, nous avons 2 mots pour « pouvoir » : l’un est « puissance », relié plutôt à l’aspect physique des choses. L’autre est « pouvoir » , comme le pouvoir de faire des choses. Je trouve intéressant qu’il n’y ait qu’un mot en anglais, parce que c’est pratiquement la même chose. Par exemple, quand on parle de quelqu’un de puissant, il est une question d’utiliser ce « pouvoir ».  

Dans le livre, vous l’avez mentionné, vous affirmez que toute notre histoire humaine est menée par cette quête de pouvoir et que c’est une force qu’on trouve dans la nature, dans l’évolution.

Et j’aimerais comprendre un peu mieux ceci : est-ce que cette lutte pour le pouvoir est vraiment ancrée en nous par l’évolution ? Et comment voir ces jeux de pouvoir à travers l’Histoire, comment définissent-ils ce que nous faisons ? Je veux juste clarifier la structure, si vous avez quelques exemples. Dans le livre, vous parlez de pouvoir social…

C’est pour en comprendre les différentes formes et comment elles interagissent, et on pourra aussi donner quelques exemples.


D’accord.

Les biologistes parlent de « principe de puissance maximale ». C’est un principe général observé dans la nature : les espèces ou les individus au sein d’une espèce qui sont capables d’accaparer le plus de puissance sont ceux qui parviennent le mieux à se reproduire et à survivre.

D’autres espèces sont devenues très aptes à gagner et à user de puissance de façons spécifiques, mais il existe de nombreuses façons de le faire et c’est pourquoi les espèces se spécialisent dans de telle ou telle activité.

Avec nous autres, humains, j’ai expliqué comment nous gagnons de la puissance physique. Les avantages spécifiques qui nous ont permis de faire ça sont notre capacité à fabriquer et utiliser des outils, ce qui remonte à l’âge de pierre (avec des outils faits de pierre), jusqu’aux charrues, aux armes, à la domestication, etc. Et aussi le langage, qui nous permet d’apprendre à d’autres comment fabriquer et utiliser des outils et ainsi de pouvoir créer des outils encore plus sophistiqués pour coordonner petit à petit nos comportements, pour partager des idées avec d’autres et leur faire changer de comportement. Le langage nous a changé de façons très profondes. Cela nous a permis de poser des questions, et quand nous avons commencé à nous demander pourquoi sommes-nous là ? qu’y a-t-il après la mort ? Eh bien nous avons utilisé le langage pour fournir des réponses à ces questions, ce qui a fait les religions, qui sont des produits dérivés accidentels du langage. Et là, les religions deviennent également des outils de puissance, pour amener d’autres gens à se conformer à des idées ou à des normes comportementales, de sorte que certains, comme les prêtres, les rois, etc. obtenaient un pouvoir social accru.

Donc l’outil principal, si vous voulez, de pouvoir social a été, comme nous avons vu, le langage, mais aussi les armes, qui forcent d’autres individus à changer directement ou indirectement leur comportement, et l’argent, qui est une forme concrétisée de pouvoir social.

Les économistes parlent souvent de l’argent comme d’un moyen d’échange neutre, mais nous savons dans notre vie de tous les jours que l’argent nous permet de concrétiser des choses : vous pouvez contrôler le comportement d’autres personnes, vous pouvez leur faire faire des choses. Donc l’argent c’est du pouvoir social. Et les outils de communication, les technologies, spécialement les technologies autour du langage et de la communication, tout ce qui va de l’écriture aux réseaux sociaux : ceux qui contrôlent les outils de communication ont une forme spéciale de pouvoir social, ce qui rapporte généralement une fortune conséquente ou la possibilité de diriger le comportement de nombreuses autres personnes.


Oui, c’est l’information, comme vous dites : celui qui détient l’information détient le pouvoir de faire beaucoup de choses.

Je pense que nous pourrons y revenir un peu plus tard pour comprendre la situation actuelle où nous parlons d’ « époque de l’Information », de qui contrôle l’Information, et il y a des gens qui contrôlent énormément d’informations !

Ceci explique aussi la concentration du pouvoir que nous avons aujourd’hui. Vous en avez fait mention auparavant et j’aimerais que nous parlions de l’époque moderne : c’est important d’avoir ce cadre pour comprendre que ces dynamiques de pouvoir ne sont pas nouvelles, que les outils de pouvoir pour imposer des choses ne sont pas nouveaux et sont toujours les mêmes aujourd’hui.

Mais vous avez mentionné quelque chose de très nouveau, c’est notre capacité, au cours des 150 dernières années, d’avoir recours aux énergies fossiles.

J’aimerais, parce que vous avez écrit beaucoup de livres sur le sujet et que ce n’est toujours pas clair pour beaucoup de gens (peut-être pas pour ceux qui nous écoutent), mais j’aimerais vous entendre parler de la relation qui existe entre énergies fossiles, pétrole et l’évolution des derniers 150 ans jusqu’à notre époque actuelle. Parce qu’il s’agit à nouveau de pouvoir.


Oui. Je pense que le concept-clé pour comprendre ceci est l’idée d’une boucle de rétroaction : c’est lorsque le résultat d’un processus quelconque vient ré-alimenter ce processus et l’accélérer, ou augmenter d’une manière ou d’une autre l’ampleur de ce processus. Et c’est ce que les énergies fossiles ont fait avec un peu tout ce que nous faisions déjà dans la société : elles ont accéléré les choses, elles ont augmenté l’échelle de nos extractions de ressources, de transformation de ces ressources en produits et de ces produits en déchets. Elles ont augmenté la vitesse de croissance de la population humaine. Elles ont augmenté la vitesse à laquelle nous avons développé nos villes, notre implantation, notre usage des sols, et l’espace que nous avons pris à d’autres espèces. Et la raison pour laquelle il s’agit d’une boucle de rétroaction est que plus notre population s’accroît, plus la demande en énergie s’accroît ! Nous produisons donc plus d’énergie, ce qui fait à nouveau croître la population…

Il en va de même pour la consommation, avec les énergies fossiles et pour l’innovation : tout ça fait partie d’une grande boucle de rétroaction.

Maintenant, si vous faites des modèles de la dynamique des systèmes ou si vous êtes un écologiste qui étudie les écosystèmes, les boucles de rétroaction sont des choses dangereuses. Lorsque vous en identifiez une dans un écosystème ou dans un système mécanique, vous savez qu’il y a un problème : le système va finir par se rompre ou quelque chose de désagréable va arriver.

Il se trouve que je suis musicien et tous ceux qui sont musiciens savent ce qu’est la rétroaction acoustique dans un amplificateur. Si vous êtes Jimmy Hendrix, vous pouvez créer des sons intéressants avec ça, mais en général, quand vous êtes dans un concert et qu’un effet Larsen se produit dans le système sonore, c’est assez horrible, ça peut éclater les tympans ! C’est ce que nous connaissons avec l’économie actuellement, et nous encourageons ces phénomènes de rétroaction en insistant pour avoir toujours plus de croissance économique.

C’est ça qui est unique depuis un siècle et demi et ce qui en fait un moment perturbant dans l’histoire humaine.


Nous y reviendrons aussi.

Nous nous créons une illusion : celle que tout ceci peut durer indéfiniment, je crois, et il y a une grande force de déni parce que nous ne le voyons pas. La plupart d’entre nous, et même nos parents, sommes nés dans un monde dans lequel cette rétroaction n’est que positive.

Et je voudrais qu’on regarde la situation actuelle, parce que nous sommes en train de consommer l’équivalent de 2.5 planètes par an. C’est une image un peu bizarre, mais cette idée veut dire que nous sommes en dépassement : nous allons au-delà des limites…

Dans le livre, vous dites que nous sommes devenus aujourd’hui « surpuissants ». Pouvons-nous en parler et voir les différents aspects de cette surpuissance ?


Les symptômes sont partout et nous avons deux grandes catégories de symptômes de surpuissance. L’une est environnementale et ces symptômes seront familiers à la plupart de vos auditeurs : comme la pollution, pas uniquement le changement climatique mais les pollutions chimiques de toutes sortes. Il existe des produits chimiques dérivés des matières fossiles qui imitent nos hormones et qu’on peut trouver partout dans l’environnement : on les trouve au pôle Nord, au pôle Sud, littéralement partout.


Des plastiques.


Oui, ils sont dérivés des matières plastiques. Et ces composés chimiques sont en train d’altérer les niveaux de sperme, la capacité reproductrice, et pas seulement pour l’humain, mais aussi d’autres animaux. Et ça, ce n’est que la pollution.

Ensuite il y a l’épuisement des ressources dont nous avons discuté un peu plus tôt.

J’ai mentionné l’épuisement des ressources fossiles, mais cela se produit avec d’autres ressources renouvelables et non-renouvelables, avec la déforestation, avec la sur-pêche : les ressources en poissons sont surexploitées, il en reste de moins en moins pour se reproduire et nourrir les générations futures.

Et ensuite il y a les ressources non-renouvelables, comme les minerais, les métaux, les ressources dont nous aurons besoin pour construire des infrastructures d’énergies renouvelables : les terres rares, le lithium, le cuivre, etc. dont nous aurons besoin pour construire des batteries, des panneaux solaires, éoliennes et autres.

Il y également la perte de Nature sauvage, qui a été ignorée depuis beaucoup trop longtemps. Quelque chose comme 70% des insectes ont disparu au cours des 50 dernières années, plus ou moins les 2/3 des vertébrés et invertébrés ont aussi disparu. Ceci est aussi vrai pour les poissons dans les océans. Une partie de ça résulte de la pollution, mais une grande partie vient simplement du fait que nous enlevons l’habitat à d’autres créatures.

Nous avons là des symptômes environnementaux de la surpuissance d’une espèce, qui est la nôtre.


Ensuite nous avons des symptômes des systèmes sociaux de la surpuissance et là, je crois que les inégalités économiques sont les plus évidents. Vous savez, les inégalités économiques ont été avec nous depuis très longtemps, depuis l’apparition des sociétés et de l’agriculture, il y a 5, 7 ou 8000 ans. C’est là que nous avons commencé à avoir des rois, de l’esclavage, etc.

Mais il y a depuis, une sorte de combat mené pour réduire ces niveaux extrêmes d’inégalité et pour réhabiliter ceux qui ont été mis en situation de faiblesse de façon si drastique. Abolir l’esclavage et se débarrasser des rois, des tyrans et autres ont été des manifestations majeures des droits civiques et humains au cours des derniers siècles et millénaires.

Mais le processus de base des inégalités, de création des inégalités économiques qui ont été mises en place il y a 5, 7 ou 8000 ans, est toujours à l’oeuvre ! Je l’appelle la pompe des richesses : lorsque plus de ressources et d’énergie s’écoulent à travers la société, les gens qui en ont déjà une part inégale ont la possibilité d’utiliser ce pouvoir social afin de manipuler les règles du jeu et faire qu’encore plus de richesses et de pouvoir coulent dans leur direction. Ce qui se passe dans chaque société est que les niveaux d’inégalités ont tendance à s’accroître jusqu’à ce qu’on atteigne un point de crise où survient alors un effondrement économique , une révolution, peut-être une guerre, une épidémie ou quelque chose comme ça. Et là, on réarrange les choses et le processus recommence…

Au cours des 150 dernières années, grâce aux énergies fossiles, nous avons eu tellement de nouveaux flux d’énergie et de ressources dans la société que ça a permis des inégalités d’une échelle encore plus grande que tout ce qui avait été vu jusqu’alors. Et c’est grosso modo où nous en sommes actuellement. Nous avons eu deux guerres mondiales au cours du 20e siècle, qui ont en fait réduit significativement les inégalités. Nous avons eu une grande Dépression, qui a également eu un impact sur les inégalités. Mais depuis la fin de la seconde guerre mondiale et spécialement depuis les années 70, les inégalités dans la plupart des pays et spécialement aux Etats-Unis ont dramatiquement augmenté. Nous en sommes aujourd’hui à un point où peut-être 7 ou 8 personnes ont autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité, 4 milliards de personnes.

Et encore une fois, nous n’avions jamais vu des inégalités d’une telle ampleur ! Et L’Histoire nous apprend que lorsque les inégalités sont trop fortes, la société devient vulnérable aux effondrements. Les gens perdent foi dans le système : ils pensent de plus en plus que le sytème est truqué et injuste. Ils refusent de coopérer avec et le sytème s’effondre. Les politiques deviennent de plus en plus polarisées, les politiciens ne peuvent plus résoudre les problèmes, les gens ne peuvent plus discuter avec leurs voisins parce qu’ils parlent des langages politiques différents… C’est ce que nous voyons !

Nous sommes donc surpuissants, nous en voyons les symptômes, mais nous ne savons généralement pas relier ces symptômes aux processus de surpuissance qui nous ont amené là.


J’aimerais m’attarder un peu sur cette question des inégalités parce que, comme vous dites, il y a un très, très petit nombre de personnes, disons quelques milliers, qui possèdent les 2/3 ou plus de la moitié de l’ensemble des richesses. Ce qui veut dire qu’ils concentrent une énorme quantité de pouvoir, de pouvoir social comme vous dites, qui leur permet de faire énormément de choses comme d’aller faire un petit tour dans l’espace pour le plaisir, par exemple, uniquement parce qu’ils le peuvent.


C’est ça !


Et ça leur est aussi possible parce qu’ils ont réussi à accumuler cette énorme quantité de richesse grâce à l’exploitation du travail de millions d’autres gens ou parce qu’ils ont pu exploiter l’Information comme jamais auparavant, ce qui est devenu une nouvelle façon d’amasser de la richesse.

Mais au bout du compte, il s’agit toujours d’énergie fossiles ou de travail humain.

Certains soutiennent que nous ne sommes pas collectivement en train de dépasser les limites, qu’il n’y a en fait qu’une poignée d’individus qui les dépassent en concentrant trop de pouvoir, avec des styles de vie cent ou mille fois plus polluants que la moyenne de la planète et aussi parce que ce sont eux qui empêchent les changements de se mettre en place.

Que pensez-vous de ça ?

A nouveau, c’est là une discussion que j’ai eue sur les réseaux sociaux où on continue de me dire que ce n’est pas le problème de la population, que ce n’est pas parce que nous prenons l’avion une ou deux fois par an, mais à cause de ces gens-là qui ont le pouvoir et qui ne changeront pas !


Oui, il y a sans doute une part de vérité puisqu’il existe, comme je le disais, d’extrêmes inégalités. Mais le fait est que nous sommes, en tant qu’espèce, devenus surpuissants quant à la quantité de ressources que nous utilisons et à la croissance de notre population. Je veux dire que notre consommation de resources est en partie liée à l’augmentation de notre population et également à notre consommation individuelle de ces ressources.

Alors c’est vrai : il y a quelques milliards de gens très pauvres, globalement dans les pays du Sud, dont la consommation de ressources reste minime.

Dans un sens, ce ne sont pas eux le problème, sauf qu’en augmentant leur population, ils mettent davantage de pression sur leurs environnement et écosystèmes locaux, faisant peser ainsi une réelle menace ou conduisant à l’extinction d’autres espèces dans ces écosystèmes.

Donc oui, c’est vrai que certaines personnes sont plus responsables que d’autres, mais il faut aussi prendre en compte la surpuissance globale que nous avons en tant qu’espèce !

Et si nous ne prenons pas conscience de ça, si nous pensons que nous débarrasser de quelques riches suffira à résoudre le problème, je pense que malheureusement c’est une erreur.


J’aimerais essayer de résumer un peu ce point et ce que nous venons de voir.

Nous avons une crise écologique en cours, sur laquelle vous nous avez donné quelques chiffres.

Nous avons le changement climatique qui devient un problème très réel pour quelques millions de gens et va menacer la vie de quelques millions d’autres dans les années ou décennies à venir.

Nous avons des crises énergétiques à venir.

Et nous avons… désolé, si je ris, c’est nerveux… nous avons une crise de notre démocratie : nous sommes incapables de trouver un consensus et de voir les choses telles qu’elles sont… Donc voilà, en gros, la situation !

Et ce que vous dites dans le livre, la conclusion à laquelle vous parvenez après des décennies à observer tout ça est que la cause profonde de toutes ces choses est notre recherche du pouvoir en tant qu’espèce et le fait que nous soyons devenus surpuissants. Parce que rien, pour l’instant, ne semble nous limiter.

C’est un bon résumé ?


Oui, oui, c’est bien ça !


Je voudrais regarder les conséquences de ce diagnostic.

Il semble qu’il y ait beaucoup d’incompréhension sur ce qui se passe, dans les médias ou dans le monde politique.

Si la source de nos problèmes est que nous sommes collectivement surpuissants, cela signifie que la seule façon de nous sortir de l’impasse serait de réduire notre consommation de pouvoir, de choisir par nous-mêmes de limiter notre puissance.

Donc est-ce que ce n’est pas là la plus grande incompréhension aujourd’hui ? Pouvons-nous réellement continuer à développer notre économie, notre consommation d’énergie, notre population, améliorer nos modes de vie ET résoudre, disons, ne serait-ce que le problème du changement climatique ?

Parce que c’est ce que nous racontent presque tous les gens au pouvoir aujourd’hui.


Oui, et j’ai passé plusieurs années uniquement sur cette question : pour savoir si les énergies renouvelables, le solaire et l’éolien, pouvaient permettre à une société industrielle moderne de continuer à croître. Et ma conclusion est que ça n’est pas possible.

J’ai travaillé avec David Fridley (de l’équipe d’analyse énergétique du Laboratoire national Lawrence Berkeley) pendant une année sur cette question spécifique et nous avons publié nos résultat dans un livre intitulé « Notre futur renouvelable ». Notre conclusion était que les énergies solaire et éolienne ne suffisent pas, la raison étant… en fait c’est une discussion assez compliquée et nous pourrions y passer le reste de l’interview ! Je vais essayer d’être aussi bref que possible.

Donc le solaire et l’éolien produisent de l’électricité et le font directement, c’est-à-dire sans devoir brûler quelque chose, ce qui est super. Mais le soleil et le vent sont des énergies intermittentes : le soleil ne brille pas tout le temps, le vent ne souffle pas continuellement, donc il nous faut trouver une façon de stocker l’énergie. Et faire ça nous demande aussi de l’énergie et des ressources. Il nous faut avoir des capacités de production d’énergie supplémentaires à différents endroits, toutes connectées via des super-réseaux et il nous électrifier tout ce qui consomme actuellement une énergie autre que l’électricité : les transports, certaines fabrications industrielles, l’agriculture… toutes sortes de choses très importantes. 80% de notre consommation actuelle d’énergie font intervenir d’autres sources que l’électricité, de sorte que pour 80% de la consommation énergétique, le passage à l’électricité risque d’être difficile dans bien des cas ! Prenez seulement l’aviation : pouvons-nous avoir des avions électriques allant de Paris à New York en embarquant 300 passagers ? Non, ça ne va pas être possible. Alors oui, nous pourrions avoir de plus petits avions pour certaines situations, pour transporter des gens ici ou là. Des compagnies étudient ça et c’est faisable. C’est cher, mais faisable. Alors comment fait-on pour le reste ?

Eh bien nous pourrions fabriquer des carburants de synthèse en utilisant beaucoup d’électricité en provenance d’éoliennes ou de panneaux solaires…


Comme l’hydrogène.


Oui, pour produire de l’hydrogène à partir d’eau et ensuite utiliser l’hydrogène pour fabriquer du méthanol ou quelque chose comme ça. Mais tout ça est très peu efficace énergétiquement et c’est aussi très cher.

Ensuite il y a un autre problème : si nous essayons de faire tout ça dans un horizon très court… Vous savez que nous essayons d’atteindre la neutralité carbone, les zéro émissions nettes d’ici 2050 afin de contenir un changement climatique catastrophique.

Donc si nous mettons tout ça en place en 20 ou 30 ans, le résultat sera une énorme rejet d’émissions de carbone ! Pourquoi ? Parce qu’il faudrait construire toutes les infrastructures, pas seulement les panneaux solaires et les éoliennes, mais aussi les véhicules électriques et une génération totalement nouvelle d’équipements industriels qui fonctionneraient à l’électricité ou avec ces carburants de synthèse. Bâtir une toute nouvelle industrie de production de carburants de synthèse, les stocker, les transporter, etc. globalement, reproduire notre industrie fossile actuelle ! Mais nous ne pourrions pas utiliser les usines de pétrole ou de gaz naturel que nous avons déjà, parce que nous parlons d’autres carburants, avec d’autres caractéristiques, qui auraient besoin de leurs propres méthodes de production. Construire tout ceci nécessite de l’énergie. Et d’où viendrait toute cette énergie ?

Dans les premiers temps, au moins, il faudrait recourir aux énergies fossiles, parce qu’elles représentent 80% des énergies que nous avons à l’heure actuelle. Donc nous n’avons pas le choix : si nous essayons de construire suffisamment d’infrastructures d’énergies renouvelables pour nous permettre de continuer à utiliser de l’énergie aux niveaux actuels, le résultat sera un rejet massif d’émissions de carbone, exactement ce que nous voulons éviter !

La seule façon de résoudre le problème climatique serait donc de réduire notre usage actuel de transports, de produits fabriqués, etc. tout en mettant en place des énergies alternatives. Cela permettrait de résoudre le problème de deux façons : tout d’abord, en retirant la pression durant la transition elle-même, et après la transition nous utiliserions moins d’énergie, ce qui fait que nous n’aurions pas à construire une infrastructure énergétique aussi conséquente.

Donc non, il n’est pas possible d’avoir tout à la fois : il faut faire un choix.


Utiliser moins d’énergie ou apprendre rapidement à utiliser moins d’énergie, cela signifie quoi pour nos économies ?


Cela signifie: arrêt de la croissance. Parce que la croissance nécessite de l’énergie.

Nous avons des économistes, et des politiciens qui écoutent les économistes et qui disent : nous pouvons avoir tout ça, en rendant l’économie toujours plus efficiente ! Mais les investissements dans l’efficacité sont sujets aux rendements décroissants. Et beaucoup de procédés industriels et de nos technologies sont déjà très efficaces : nous y avons travaillé depuis des décennies.

Les ampoules LED ont déjà une grande efficacité, pour ne citer qu’un exemple. Ou les moteurs électriques, dans toutes sortes d’objets courants et aussi dans les véhicules électriques, sont déjà très efficaces. Nous pourrions gagner un petit peu plus, à la marge, mais pas tant que ça !

En définitive, les réductions d’utilisation d’énergie dont nous parlons vont se traduire par une réduction globale de l’activité économique.

Et bien sûr, personne ne veut assister à ça, personne ne veut en parler, aucun politicien ne veut faire campagne et aller dire : votez pour moi et je vais causer la contraction de l’économie ! On ne verra jamais ça.

C’est donc un gros problème : ça signifie que notre système politique pourrait ne pas être en mesure de résoudre la crise climatique.


C’est intéressant, nous allons avoir des élections présidentielles l’année prochaine, en France, et il y a justement un candidat qui fait campagne sur cette idée de décroissance (aka : Delphine Batho).


Ah, fantastique !


Mais vous pouvez imaginer comment c’est reçu ! Et ce n’est pas bien reçu parce que ce lien, le lien entre énergie, climat et économie n’est pas bien compris.

J’ai fait d’autres épisodes là-dessus, donc je ne vais m’étendre trop longtemps.

Mais j’aimerais qu’on parle un peu plus du système économique parce que pour beaucoup de gens qui observent la situation actuelle et nos problèmes, pour beaucoup d’entre eux c’est à cause du capitalisme : le capitalisme à la base d tous nos maux…

Que pensez-vous de cette idée ?

Est-ce dû au système en place ? Est-ce que le capitalisme peut limiter son appétit pour le pouvoir et sa tendance à créer des inégalités ?


La réponse courte à cette dernière question est : non, je ne pense pas que le capitalisme puisse faire ça.

Le capitalisme était un pré-requis pour notre époque d’énergies fossiles. En d’autres termes, nous ne serions pas devenus accro aux énergies fossiles s’il n’y avait pas eu le capitalisme.

Et en fait, nous avons une expérience historique qui montre ça : il y a a peu près mille ans, la Chine avait initié une révolution industrielle en utilisant le charbon, le résultat d’une sorte de système capitaliste. Il y a eu des privatisations, des sols et d’autres choses. La Chine a connu une privatisation et des investissements : le gouvernement soutenait les investissements dans des technologies nouvelles, toutes sortes d’innovations sont apparues et la consommation de charbon a rapidement augmenté. Au yeux du monde, cela ressemblait vraiment à une révolution industrielle. Et puis le gouvernement a commencé à y voir une menace pour son pouvoir politique et a stoppé ça. Donc au lieu d’une révolution industrielle en Chine vers le 11e ou le 13e siècle, elle est apparue en Europe et en Amérique du Nord 800 ans plus tard.

Mais ça n’aurait pas commencé en Grande-Bretagne s’il n’y avait pas eu, encore une fois, la privatisation et la protection du gouvernement pour l’investissement. Les entreprises, en somme. C’était le cadre légal et économique qui a permis à la révolution des énergies fossiles d’avoir lieu.

Mais ceci dit, est-ce que ça signifie que si nous mettons fin au capitalisme cela va résoudre tous nos problèmes ?

Non, car il reste toujours la question de nos niveaux actuels de population et de consommation. Et tant que nous avons cela, nous en sommes toujours au même point.

Maintenant, je pense qu’il nous faudra nous occuper du capitalisme et de la détention privée des ressources. C’est quelque chose qui ne devrait pas avoir lieu. Je veux dire : quelle personne, quelle compagnie a créé les réserves de charbon qui se trouvent dans le sol ? ou celles de cuivre, ou d’eau fraîche, toutes ces choses ? C’est la Nature qui a créé tout ça. Alors pourquoi un quelconque individu pourrait revendiquer la propriété de ce que la nature nous offre ? Ça n’a pas de sens ! Mais dans la logique capitaliste, c’est ainsi que fonctionne l’économie. Il nous faut changer ça !

Et est-ce que le capitalisme pourrait survivre à l’arrêt de la croissance ? C’est une question que j’entends très souvent et je crois qu’il pourrait se maintenir pendant un certain temps, même si l’économie commence à se contracter. Le capitalisme pourrait probablement survivre pendant un temps, rien qu’en consommant ce qui reste de personnes et de Nature. Kidnapper des gens pour une rançon pourrait devenir une activité capitaliste…


Sympathique !


Oui, entre autres. Les logiciels rançonneurs, toutes ces choses sont globalement des entreprises capitalistes qui profitent des processus de déclin social et d’effondrement.

Donc oui, le capitalisme pourrait encore être avec nous pendant un temps.


Vous dites que c’est un problème parce que c’est un système qui optimise le pouvoir, qui est avide de pouvoir de par nature ?


Oui, exactement.

C’est vraiment la nature ultime du capitalisme en lui-même. C’est un système qui vise à concentrer le pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’individus. Et bien sûr, dans le contexte des énergies fossiles en particulier, ça nous mène droit au désastre.


Alors quelle est l’alternative ? Est-ce qu’il existe une sorte de principe de puissance maximale optimal ?

J’entends par là : un système dans lequel nous serions capables de limiter notre puissance afin de résoudre ça et de pouvoir prospérer ensuite pour une période plus longue.

Et s’il existe, pourquoi est-ce qu’il semble que les humains échouent à limiter leur puissance et sont prêts à littéralement tout risquer dans leur quête de pouvoir ?


Oui, c’est là une question centrale que j’évoque dans mon livre. Parce que si nous sommes programmés par l’évolution pour la recherche du pouvoir et rien d’autre, alors il n’y a vraiment aucun espoir !

Mais je ne crois pas que ce soit le cas.

Nous voyons une tendance à limiter le pouvoir partout dans la nature. Même dans notre propre corps, il existe ce qu’on appelle l’homéostasie. C’est une façon de maintenir les fonctions corporelles dans un équilibre dynamique au cours du temps. Nous voyons un principe similaire dans les écosystèmes avec les dynamiques de populations de proies et de prédateurs. On connaît certaines espèces qui se reproduisent tant qu’elles trouvent de l’espace et de la nourriture : elles vont se reproduire et se reproduire, jusqu’à rencontrer des limites solides qui vont faire s’effondrer leur population.

D’autres espèces fonctionnent différemment : le pika, par exemple, est un petit mammifère proche du lapin qu’on trouve dans les Rocheuses de l’Ouest des Etats-Unis. Ce genre d’espèces, et il en existe beaucoup, des centaines et des centaines, ont ce comportement : elles se spécialisent dans la consommation d’aliments rares ou choisissent des habitats rares. Très peu d’individus peuvent vivre simultanément dans un un endroit donné, ce qui fait que leur population reste toujours très limitée, mais tend à être très stable aussi. C’est la raison pour laquelle on trouve beaucoup d’espèces de ce genre : parce qu’elles ont tendance à se maintenir longtemps. Ce sont des espèces qui sont passées d’une dynamique de type croissance et effondrement adoptée par d’autres espèces, à une sorte de stabilité.

Donc nous, les humains, nous pouvons faire la même chose, et nous l’avons déjà fait : des sociétés humaines ont suivi cette trajectoire d’essor et de chute, de nombreuses civilisations comme l’Empire romain et comme ce que nous sommes en train de faire.

Mais il s’est aussi trouvé des sociétés humaines qui se sont maintenues de façon assez stable pendant des centaines ou des milliers d’années. Et nous avons aussi des institutions pour contrôler le pouvoir : la démocratie, du moins en partie, est une façon d’empêcher les tyrans d’accaparer trop de pouvoir social et politique. Nous taxons les riches à un taux supérieur à celui des pauvres pour empêcher les inégalités économiques de devenir trop extrêmes dans la société. Nous mettons en place des programmes gouvernementaux de santé publique, d’éducation, etc. pour les plus démunis. Toujours pour équilibrer la balance et faire en sorte que le pouvoir économique ne devienne trop concentré dans la société.

La seconde partie de votre question est : si nous pouvons faire ceci, si nous avons historiquement été capables de limiter la concentration du pouvoir, si c’est possible et qu’on peut l’observer ailleurs dans la Nature, alors pourquoi ne sommes-nous pas en train de le faire ? Pourquoi n’avons-nous pas déjà résolu le problème du changement climatique ?

A nouveau, on en revient aux énergies fossiles et, je suppose, au capitalisme : nous avons reçu tellement, et tellement vite, que nous en sommes venus à croire qu’il n’existe aucune limite, que nous pouvons tout faire, qu’il n’existe pas de capacité de charge maximale pour les humains sur la planète Terre.

Que nous pouvons continuer à accroître notre population à l’infini.

Que nous pouvons continuer à augmenter notre rythme de consommation individuelle indéfiniment…

Bien sûr, ça semble complètement fou, dit comme ça, mais c’est littéralement l’hypothèse à la base de notre système économique et politique actuel !

Tant que cette hypothèse sera en place, nous irons vers la catastrophe.


Et les plus riches, ceux qui ont le plus de pouvoir, croient aujourd’hui qu’ils peuvent, comme je l’ai dit, s’amuser à faire du tourisme spatial ou ambitionnent d’aller sur Mars… C’est très rassurant, Richard ! (rires)


Oui, je sais !


Comment parvenir à limiter notre puissance collective et individuelle dans un monde où le premier à faire ça peut se faire prendre, peut perdre contre le voisin qui joue un jeu différent ?

Vous prenez l’exemple des civilisations qui ont pu se maintenir pendant de siècles en faisant ça, jusqu’à ce qu’une autre puissante civilisation débarque et les conquière, en gros. Sommes-nous face à un dilemme du prisonnier ?

On peut aussi comprendre les craintes de ceux qui disent par exemple que ce serait un suicide pour une nation ou une compagnie de se fixer des limites, parce qu’elle finirait par perdre son pouvoir, ses parts de marché ou sa souveraineté. C’est quelque chose que nous entendons souvent.

Quel serait le déclic ?


Oui, absolument !

La théorie des jeux fournit des solutions au dilemme du prisonnier. Et à nouveau, nous voyons cela dans des sociétés humaines qui ont appris à se fixer des limites.

D’habitude, elles y sont parvenues au fil d’essais et d’erreurs. Lorsque les humains arrivaient dans un nouvel environnement, il y a de ça plusieurs milliers d’années, lorsque des gens sont arrivés dans les îles du Pacifique par exemple, la première chose qu’ils ont faite à été de chasser le gros gibier, parce que c’est une source de nourriture facile et abondante.

Mais ensuite, au fil du temps, ils ont réalisé que quand on a fait ça et qu’il n’en reste plus, que fait-on ? Il faut savoir se limiter si on veut pouvoir avoir une vie stable dans le temps.

Du coup, les sociétés indigènes tout autour de la planète ont développé des méthodes traditionnelles de partage des ressources et de limitation de la consommation, de limitation de l’exploitation des ressources. Et quelques-une de ces méthodes traditionnelles sont vraiment ingénieuses. Elles sont étudiées en permanence par les anthropologues, comme moyen de modéliser la façon dont les sociétés industrielles modernes peuvent répartir et conserver leurs ressources. On peut donc le faire !

Mais à nouveau, ça résulte typiquement d’une suite d’essais et d’erreurs. Et nous sommes en train de générer un tas d’erreurs (rires), avec le changement climatique et tout le reste…

La question est : à quelle vitesse allons-nous apprendre ? Et à quelle vitesse pouvons-nous ainsi assimiler cet apprentissage et mettre en place de nouvelles institutions, de nouvelles traditions, de nouvelles attitudes, de nouvelles croyances et hypothèses pour nous permettre de nous auto-limiter collectivement ?

Il n’y a évidemment pas de réponse facile à la question, mais c’est la seule que j’aie pu trouver.


Est-ce que ça ne pourrait pas être un argument convaincant pour ceux qui craignent de perdre le pouvoir : de dire que sur le long terme, les plus puissants seront ceux qui accepteront de perdre un peu de pouvoir sur le court terme afin de mieux préparer le futur ? Nous sommes toujours dans la course nietzschéenne au pouvoir. Mais il ne s’agit plus de croître, mais de décroître moins vite que les autres, au final.

Est-ce que ça se tient ?


Il est aussi possible d’accéder à un certain statut en renonçant à certaines choses. Même Bill Gates et d’autres milliardaires cherchent à obtenir un statut social en redistribuant une partie de leur puissance.

On trouve à nouveau l’origine de ça dans les sociétés traditionnelles, où le Grand Homme du groupe accédait à un statut en renonçant à tout. La seule différence est que Bill Gates ne renonce pas à tout, seulement à un pourcentage !

Mais pour avoir un vrai statut, pour être comme le Bouddha, par exemple, qui a précisément fait ça : il était né prince, a renoncé à tout et a gagné un statut en enseignant sur la façon de vivre. Il faut vraiment aller jusqu’au bout dans ce cas-là, pas seulement à moitié.


Oui, j’aurai une autre question plus tard là-dessus. Mais j’aimerais passer un peu de temps maintenant, s’il nous en reste - dites-moi si on doit faire vite - pour discuter de la suite, de qu’on fait de tout ça.

Nous avons passé à peu près une heure à faire le diagnostic, c’est très clair et très pertinent pour comprendre les dynamiques du pouvoir, mais vous avez passé des décennies à expliquer avec certains de vos collègues et amis ce qui se passe, depuis les années 70, plus ou moins, et vous avez pu voir comment ça a porté ses fruits ! (Rires)

Nous sommes aujourd’hui dans une situation bien pire que là où nous étions il y a une quarantaine d’années.

Alors pensez-vous que ça va se passer autrement aujourd’hui ?

Certains parlent d’une nouvelle génération ou d’une prise de conscience avec les épisodes d’incendies, d’ouragans et d’inondations qui pourraient venir donner un déclic et déclencher un changement de trajectoire. Ou est-ce que l’Histoire ne fait que se répéter et vous n’y croyez pas ?


Je crois que la jeune génération d’aujourd’hui est consciente que nous faisons face à des difficultés oppressantes sans précédent, auxquelles elle n’a pas été préparée. Je crois qu’une grande partie pense avoir été trahie par leurs aînés, par les gens de ma génération notamment, et je pense qu’ils ont raison. Nous ne les avons pas préparés à ce qui arrive. Nous les avons préparés à travailler dans la gestion d’informations ou à gérer des systèmes qui ne sont fondamentalement pas soutenables. Très peu d’entre eux seraient capables de subvenir à leur besoins dans un environnement naturel ou de comprendre comment fonctionne la Nature. C’est une génération qui, pour l’essentiel, a grandi dans un environnement urbain, entourés de machines et de gadgets électroniques. Et ils ont pourtant devant eux un futur dans lequel une bonne partie de tout ça va se casser la figure. Et ils auront besoin de savoir, ou devront apprendre comment continuer à vivre dans ce contexte de changement climatique, d’effondrement du système économique et tout le reste.

Donc les gens de ma génération se doivent d’aider ces jeunes de toutes les manières possibles. Pas seulement pour comprendre la situation, ce à quoi j’ai passé une bonne partie de ma vie, mais de façon très concrète.

Les jeunes agriculteurs, par exemple, qui voudraient se lancer dans l’agriculture biologique : mais très peu ont accès à la terre, qui est devenue absurdement chère et qui est déjà détenue par les gens de ma génération.

Nous devons donc abandonner une partie de notre pouvoir, dès à présent, pour permettre à ceux de la jeune génération de commencer à à résoudre les problèmes que nous avons créés et qu’on leur lègue !


Oui, eh bien… donc oui, restons un peu là-dessus, sur les questions concrètes : quelle serait la voie pour éviter le pire ? Parce qu’il y a deux choses : comment éviter le pire, et comment s’y préparer, d’autre part ?

J’aimerais qu’on aborde ces deux composantes.


Volontiers.


Donc est-ce qu’il y a une voie à suivre pour éviter les conséquences les plus désastreuses au cours de ce siècle ?

Comme vous le savez, il existe de nombreux groupes pour le climat, pour la justice sociale, contre la guerre et toutes sortes d’organisations et de militants.

Pensez-vous qu’ils ont une chance de changer la trajectoire de notre société ou pensez-vous que nous avançons irrémédiablement comme une machine programmée pour la catastrophe, ce que vous décrivez dans l’un de vos articles ?


D’une certaine façon, c’est le cas : je ne crois pas que nous puissions sauver notre système économique et notre système social sous leurs formes actuelles. Donc ça, ça va devoir changer.

Mais il y a aussi de nombreuses personnes qui ont un idéal et qui essaient de changer ces systèmes pour essayer de les rendre plus tolérables sur le long terme.

Nous parlons d’idéalistes qui travaillent sur les systèmes alimentaires, les systèmes politiques, les systèmes économiques, etc. Ces gens ont besoin d’être conscients de ce que font les uns et les autres, et de se soutenir mutuellement pour marcher ensemble, pour former, si vous voulez, une sorte de coalition contre l’effondrement.

Actuellement, tout est un peu éparpillé : vous avez des gens contre le changement climatique par ici, des militants pour la justice sociale par là, d’autres contre la guerre un peu plus loin… et généralement il n’y a pas beaucoup de dialogue entre eux, ou lorsque c’est le cas, ils entrent en compétition pour obtenir des financements auprès de fondations philanthropiques. Et ce n’est pas comme ça que ça va marcher.

Vous voyez, l’un des problèmes de notre situation actuelle est que les gens qui veulent mener des actions positives s’engagent dans la sphère des organisations à but non lucratif, dans les ONG. Et ces ONG sont financées par des fondations qui dépendent elles-mêmes de la croissance économique afin de se maintenir : sans croissance économique, on ne peut plus financer les ONG. Donc si la croissance économique fait partie du problème, cette situation ne peut pas être démêlée.

Il faut donc avoir des personnes qui se dévouent vraiment pour porter ces changements, qu’elles viennent du monde philanthropique, non lucratif, ou qu’elles soient à l’extérieur de tout ça, bénévoles ou même venant de petites entreprises à but lucratif. Toutes ces personnes doivent trouver un moyen de travailler ensemble !


C’est aussi intéressant, parce que beaucoup de gens affirment qu’il faut travailler depuis l’intérieur du Système, parce que c’est là qu’est l’argent, là qu’est le pouvoir et que c’est le meilleur levier.

Et j’ai une question par rapport à ça : quels sont les principaux leviers qu’il faudrait actionner ?

Certains appellent ça les points d’acupuncture, qui pourraient devenir des points de bascule. Et l’un des arguments les plus convaincants que j’entends par exemple est que nous devons changer notre culture et nos valeurs, qu’il faut redéfinir la notion de statut, que vous avez mentionné.

Aujourd’hui un statut social élevé, c’est pour qui parvient à amasser de l’argent, quelles que soient les conséquences sur le court et le long terme, alors que nous devrions accorder ce statut élevé aux comportements qui sont bénéfiques sur le long terme pour l’ensemble de la population.

Pouvons-nous changer cela ou est-ce que les écarts de pouvoir sont juste trop élevés pour que ça marche ? Je serais curieux d’avoir votre avis sur les leviers concrets : sur quoi devons-nous nous concentrer et comment ?


Vous, en faisant ce podcast, et moi en écrivant des livres et en donnant des interviews, nous essayons globalement d’amener les gens à prendre conscience de ces questions et à changer leur regard, leur façon de penser et de comprendre le Monde. Je ne saurais dire si ce sera suffisant. Nous aurons sans doute besoin de davantage que ça. Nous avons besoin d’exemples, de choses comme des éco-villages, où des gens expérimentent d’autres manières de vivre ensemble, de prendre des décisions, de se procurer de la nourriture, des vêtements, etc. de façon plus soutenable.

Est-ce que c’est suffisant ?

Ça dépend : suffisant pour quoi ? Est-ce suffisant pour garantir le maintien de notre niveau de vie actuel ? Non, je ne crois pas que ce soit possible, quelles que soient les circonstances.

Mais est-il possible au moins de rendre la transition meilleure, plus vivable ? Pouvons-nous réduire le nombre de victimes, de victimes humaines et au sein de la nature ? Pouvons-nous les réduire et réduire les souffrances ? Pouvons-nous fournir une vie meilleure aux générations futures, aux humains qui viendront après ce tournant dans l’Histoire ?

Il faut essayer de faire notre possible, et le temps nous dira si c’est suffisant. Je ne sais pas si le mot « suffisant » a vraiment un sens dans cette situation…


Il y a aussi un débat parmi ceux qui réfléchissent à ces problèmes.

Certains disent qu’il faut effectivement se préparer à ce qui va venir et que c’est une perte de temps que d’essayer de stopper le compte à rebours vers la catastrophe.

Et d’autres disent : « Non, non, il faut s’occuper de ça ! » Essayons de faire quelques prévisions…

En sachant ce que vous savez, que pensez-vous qu’il va arriver dans les années et les décennies à venir ?

Je sais qu’il est impossible de donner une réponse précise, mais il semble que vous ayez une opinion là-dessus, sur la trajectoire.


(Rires) De manière générale, je pense que ce qui nous attend, c’est une série de crises en cascade. Et au départ, tout du moins, elles devraient être locales, c’est-à-dire que certains pays ou certaines régions à des moments donnés vont grandement souffrir à la suite de catastrophes naturelles, économiques, sociales ou politiques.

Je suis en mesure d’en identifier certaines qui sont susceptibles de souffrir de crises spécifiques.

L’Ouest américain est spécialement exposé aux feux de forêt, aux sécheresses et à d’autres types de problèmes écologiques causés par le changement climatique. D’autres régions des Etats Unis sont moins exposées à ce genre de risques dans un avenir proche, mais les Etats Unis en tant que nation sont extrêmement vulnérables en ce moment-même face aux troubles politiques et sociaux, et même aux effondrements. Je ne sais même pas si les Etats Unis en tant qu’identité politique existeront encore sous leur forme actuelle d’ici 10 ans, si les processus de polarisation politique que nous voyons aujourd’hui continuent de se développer.

Certaines de ces choses sont donc identifiables et d’autres moins. Mais la forme globale des évènements sera celle d’une série de crises espacées par des périodes de retranchement, de réajustement et de rétablissement.

Il y aura des périodes où, dans certains endroits au moins, on estimera que le pire sera passé et qu’il sera temps de commencer reconstruire. Et ça continuera comme ça pendant un moment jusqu’aux crises suivantes. Ce processus continuera jusqu’à ce que la population humaine et les niveaux de consommation parviennent à des seuils soutenables sur les ressources restantes, en fonction des effets du changement climatique.

Je ne pense pas que quiconque puisse prédire où se situera le seuil final de soutenabilité, mais ça prendra quelque temps pour y arriver et le processus risque d’être désagréable.


Donc une décroissance générale d’un peu tout, comme dans les projections des modèles des « Limites à la croissance », le rapport Meadows, d’il y a cinquante ans ?


Oui.


Lorsqu’on vous dit que vous êtes pessimiste, qu’en pensez-vous ? Que répondez-vous ?


Je pense que c’est une déclaration ou une accusation qui ne veut rien dire.

Je m’efforce juste de voir ce qui se passe et de le communiquer avec exactitude. Qu’on considère ça comme pessimiste ou optimiste… Certaines personnes pensent même que je suis optimiste, en réalité ! Ça peut paraître surprenant pour certains qui nous écoutent, mais on me dit assez régulièrement que je suis d’un optimisme irrationnel au regard du futur, simplement pour penser que nous sommes en réalité capables de nous limiter et que nous pourrions apprendre à le faire au fil du temps. Qu’il serait possible d’arriver à une culture soutenable vers la fin du siècle. Je ne crois pas que ce soit être exagérément optimiste, je pense que c’est réellement possible !

Mais d’un autre côté, je ne crois pas que ce soit être pessimiste que de parler du genre d’évènements qu’on vient de décrire.

Ce sont des scénarios que tous les spécialistes du climat et de l’écologie, des ressources et de l’énergie auxquels j’ai parlé durant ces dernières décennies décrivent comme assez réalistes, comme assez rationnels.


A nouveau, tout ça est fondé sur des études scientifiques sérieuses, pas seulement des opinions. On comprend peut-être pourquoi certains de vos collègues qui disposent des mêmes informations que vous, vous considèrent optimiste.

Votre livre contient plusieurs parties qui traitent de la beauté et de son rôle dans l’évolution et les sociétés humaines. Vous dites même que nous pourrions avoir un bel avenir devant nous.

Que voulez-vous dire par là ?


La Nature recherche intentionnellement la beauté.

La beauté est subjective, c’est vrai. Mais dans la nature, la sélection sexuelle, que Darwin a identifiée au 19e siècle comme un facteur majeur de l’évolution, fait que des individus au sein d’une espèce rivalisent afin de produire une satisfaction esthétique auprès de leurs partenaires potentiels.

Le fait que nous pouvons observer le monde naturel, que nous voyons des fleurs, que nous entendons chanter des oiseaux aux plumages magnifiques et que tout paraisse splendide dans la nature : ce n’est pas par accident, ce n’est pas qu’une impression subjective. La Nature s’efforce d’être aussi belle que possible et nous autres humains, en plus de gagner tout ces pouvoirs que sont le prestige et l’argent, les énergies et tout le reste, nous sommes devenus extrêmement bons pour produire toute une abondance esthétique : les arts, la musique, la culture, les mathématiques… toutes ces choses sont extraordinairement belles !

Et ce n’est pas qu’une question de sélection sexuelle. La sélection sexuelle met la machine en route : un ado va par exemple s’acheter une guitare pour essayer d’impressionner les filles.

D’accord, ce sera peut-être le début de quelque chose, mais s’il s’y met et qu’il pratique sérieusement, il va réaliser que jouer de la guitare, c’est vraiment chouette et que ça peut être plaisant, même en jouant pour soi. Et même s’il ne doit jamais jouer devant un public, le simple fait d’être chez lui, de pratiquer et de découvrir des choses : les cordes, les gammes, etc. tout ça est fascinant !

Nous avons commercialisé l’art, parce que nous avons une culture capitaliste. Et je crois que ça nous mène à une sorte de décadence esthétique, qui a déprécié nos vies d’une façon qui n’était pas nécessaire.

Mais si nous pouvons dépasser cette phase de l’évolution humaine caractérisée par le capitalisme, le dépassement des limites environnementales et tout ça, si nous nous mettons à faire en sorte de créer de la beauté, voilà quelque chose qui n’est pas intrinsèquement destructeur d’un point de vue environnemental. Concevoir des structures les plus belles possibles, faire de la musique ensemble, faire de belles choses ne conduit pas à l’extinctions d’espèces, à moins que nous le fassions de manière totalement absurde. Ça embellit notre monde !

Et je pense qu’en définitive, nous allons comprendre que c’est la meilleure façon de canaliser ces aptitudes humaines exceptionnelles pour le langage, pour la fabrication d’outils et tout le reste, et qui ne mette pas en péril les générations futures. Si l’humanité doit avoir un futur, je pense qu’il faudra que ce futur soit beau, parce que c’est le chemin qui nous permettra d’être une espèce qui mérite de survivre.


Quel serait votre conseil pour quelqu’un qui commence à prendre conscience de la situation dont nous avons parlé ? Et c’est là aussi une question très personnelle, parce que je commence à être bien conscient après ces années de recherche…


(Rires)


La question que je me pose désormais est : comment peut-on mener une vie agréable, une vie positive à notre époque ?


Oui, c’est une question très importante !

Tout d’abord, soyez quelqu’un de bien, soyez sociable et altruiste. Parce que si vous êtes une personne de confiance et quelqu’un de serviable, alors les autres vous feront confiance. Vous serez capable de reconnaître ceux qui sont eux-mêmes dignes de confiance et serviables et vous allez naturellement vous lier ensemble. Et face aux évènements à venir, il est important de s’entourer de gens de confiance : vous ne voulez pas rester auprès d’autres types de personnes… Pour s’associer à des personnes de confiance, il faut que vous soyez vous-même digne de confiance. Alors soyez sociables et aidez les autres !

Et passez du temps dans la Nature. Observez le fonctionnement de la Nature. Apprenez à être autosuffisant, faites pousser une partie de votre nourriture, inscrivez vous à un cours de ce qu’on appelle la « technologie primitive », qui consiste à apprendre à faire un feu dans la nature ou à fabriquer une corde avec les plantes qui poussent dans votre jardin, etc. Même si n’aurez pas nécessairement besoin de ce genre de savoir-faire, cela fera de vous une personne confiante et compétente dans le monde.

Parce qu’aujourd’hui, nous sommes tellement dépendants de systèmes qui sont hors de notre contrôle. Des systèmes gigantesques : des banques, des supermarchés, des stations essence et tout le reste, des systèmes politiques hors de contrôle.

D’un point de vue psychologique, il est extrêmement important d’être en contact avec la vie dans ses éléments les plus basiques, d’être au contact direct de nos sources de nourriture et de survie.

Voilà donc ce que je recommande, spécialement aux plus jeunes, mais aussi à tout le monde.


Il y a une question que je me pose toujours : que devrais-je dire à mes deux petites filles, si je veux qu’elles connaissent une vie heureuse et stable aussi longtemps que possible ? Mais je veux aussi qu’elles soient prêtes à vivre dans ce monde.

Et vous y avez répondu, je ne crois pas que la réponse soit très différente : il s’agit de s’y mettre aussitôt que possible.


Faites en sorte qu’elles soient au contact de la nature. Amenez-les camper par exemple, afin qu’elles se sentent à l’aise dans la nature. Je pense que c’est très important !

Si vous habitez quelque part où il est possible d’avoir un jardin : tellement de jeunes de nos jours ne savent pas d’où vient leur nourriture. C’est devenu complètement théorique et abstrait : la nourriture vient du supermarché !… Et ce n’est pas une bonne façon de vivre ou de concevoir le monde.


J’aurais une dernière question : s’il y a deux livres que tout le monde devrait lire pour nous aider à mener une vie qui ait du sens à notre époque ?


Hmm… C’est une question difficile, car comme vous pouvez le voir, je suis entouré de livres !… (rires) et ils sont tous bons !

Mais si je devais vraiment en choisir deux, je dirais « Les limites à la croissance », que vous avez mentionné précédemment et qui a été publié il y a presque exactement 50 ans. Ça fera 50 ans en 2022 : il a été publié en 1972. Tout le monde devrait lire ce livre une fois dans sa vie. Je crois qu’il s’agit du livre le plus important du 20e siècle !

Le second est un livre beaucoup plus ancien, le «Tao Te King » écrit par Lao Tseu, qui est le livre fondateur du taoïsme. Et nous ne savons pas avec certitude si Lao Tseu a existé ou qui a vraiment écrit ce livre et quand. Mais c’est un exemple de quelqu’un dont la pensée est universelle, c’est-à-dire qui est pertinente quelle que soit l’époque ou le lieu. Et c’est un livre profond, philosophiquement.

J’ai dû lire ces deux livres autour de mes 21 ans et ils ont tous deux participé à forger ma vision du monde pour toute ma vie d’adulte. Je les consulte encore aujourd’hui, de temps à autre, spécialement le Tao Te King.


Merci beaucoup pour ça ! C’était une heure et demie très dense et pleine d’informations intéressantes.

Merci beaucoup, Richard, pour ce moment passé ensemble !


C’était un plaisir de discuter ensemble, Julien. Bonne continuation !




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