top of page

#114 - Le mythe de la méritocratie - SAMAH KARAKI

Talent, mérite, égalité des chances, méritocratie et autres mythes à déconstruire




Samah Karaki est docteure en neuro-sciences et dans son dernier ouvrage, elle déconstruit les notions de talent, de réussite et de mérite qui sont centrales dans la construction de nos sociétés et souvent dans notre manière d’éduquer des enfants ou encore de construire des organisations.


ITW enregistrée le 12 avril 2023


De quoi parle-t-on ?


01:35 - Présentation de l'invitée et de son approche interdisciplinaire

08:07 - Déconstruction de l'idée de l'inné et de l'acquis, et de leur influence sur ce que nous sommes et sur les débats publics

10:17 - La complexité de l'espèce humaine rend la génétique impossible

15:12 - La phrase "les Noirs sont meilleurs en sport" est scientifiquement fausse et problématique

18:12 - Les sports comme symbole d'accès à certaines pratiques

20:19 - Le travail est censé favoriser la réussite

26:41 - Le mythe des 10 000 heures de travail pour devenir un génie

35:12 - Les moyens avant la gentilité des individus

40:12 - Le principe de mérite et les privilèges socio-économiques

43:25 - Les transclasses : déjouer les déterminismes ?

47:31 - Communautés et intégration : différences sociologiques

51:03 - Division raciale du travail et stéréotypes culturels

52:06 - Recrutement basé sur des tests de personnalité

55:38 - Les statistiques ethniques et la discrimination positive

1:00:24 - Repenser le prestige et la séparation entre notre dignité humaine et nos réalisations

1:02:21 - Les normes implicites de la société façonnent nos vies

1:05:53 - Préserver l'hédonisme de l'enfance pour une vie à part entière

1:07:29 - Inquiétude face au refus de questionner le monde

1:11:44 - Pression moindre et deux oeuvres marquantes



Transcript


Bonjour Samah


Bonjour Julien




Merci de nous donner un peu de ton temps On va parler de cognition, d'éducation, d'égalité des chances, de mérite, d'enjeu de société. Est-ce que tu peux commencer par te présenter brièvement en me parlant des lunettes que tu portes pour regarder le monde et notre époque en particulier, les différentes lunettes que tu portes ?


Alors, académiquement, je suis docteure en neurosciences. Je dirais que je suis critique de ma discipline de formation, qui d'abord c'est de la génétique, donc biologie évolutive, la biologie, les neurosciences, et donc ce qui fait que ma lunette elle cherche à être interdisciplinaire, multidisciplinaire, en fait de situer le savoir biologique au sein d'autres savoirs sociologiques. Je dirais que ça correspond un peu à ma vision du monde qui qui admet qu'elle est biaisée. Donc déjà c'est un bon départ de se dire que je ne vois qu'un bout, et que les neurosciences aussi ne voient qu'un bout, et donc ça devient intéressant quand on les croise avec d'autres perspectives.


Ok, alors tu sors un livre dont le titre est « Le talent est une fiction », donc on va essentiellement parler de ce sujet-là, et dès le début tu expliques pourquoi. Je me permets de lire un petit passage.

“Si déconstruire la fiction du talent me paraît une nécessité, c'est que plus nous attachons à conserver le mystère autour de lui, plus nous sommes ambigus sur la nature du succès et du mérite, et moins nous sommes amenés à réfléchir au système qui nous détermine à, à réussir ou échouer, à émerveiller ou à indifférer, à dominer ou à s'écraser sous le poids des inégalités.”

Tu es passée de neurosciences, neuropsychologie à ce sujet, pourquoi tu as choisi d'aller explorer ce sujet-là en particulier ? Pourquoi ça t'a touché ?


Alors les neurosciences cognitives s'intéressent à notre façon de comprendre le monde et à notre besoin de fois de le simplifier. Ceci peut s'appliquer à par exemple la manière avec laquelle on raconte notre propre trajectoire. On la simplifie parce que cela demande moins d'énergie, et cela nous permet de raconter des histoires. Donc en fait, cette chose nous apaise.

Des fois, il y a des effets pernicieux, parce que quand on raconte l'histoire du pouvoir dans le monde, cette façon de déformer le réel en le simplifiant, en le renvoyant à la biologie, en le renvoyant à l'éthique du caractère de l'individu, elle peut invisibiliser ce qui réellement fait qu'il y a des personnes qui réussissent et d'autres qui s'écrasent. Et donc, à mon sens, c'est une question urgente parce que cela ralentit la réaction que nous avons face aux, inégalités du monde, face à l'oppression et face à ce qu'on devrait faire collectivement.

Plutôt que d'être simplement apaisé par des histoires faciles à raconter. Et donc, que ce soit la notion des artistes, des scientifiques et même des entrepreneurs qui se raconte d'une manière très allégorique. Bien sûr, c'est beaucoup plus simple que la sociologie, mais ça ne situe pas les personnes dans leur écosystème historique et géographique et ça nous ne permet pas de questionner ces systèmes. Qu'est-ce qu'on entend par être talentueux ? Et comment tu fais le lien avec l'idée de mérite ? Je ne prétends en aucune façon que nous sommes semblables, d'ailleurs c'est un épouvantail assez fréquent de considérer que les personnes qui défendent l'influence des facteurs sociologiques sur ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir, c'est des personnes qui prétendent que nous partons comme d'une tabula rasa, c'est-à-dire une table rase, et il n'y a aucune influence génétique sur ce que nous sommes.

Or ce n'est pas ça le sujet, le sujet c'est qu'à quel point nous pouvons expliquer ce que nous sommes à travers ce qu'il y a dans notre patrimoine génétique et ce qu'il y a comme vertu dans nos caractères.

Et donc c'est une façon qui ne veut pas, c'est une façon de voir qui refuse d'être réductionniste, ni réduire notre être à notre biologie, ni le réduire à la culture.

Donc en fait regarder le monde simplement dans sa complexité d'une façon dynamique et qui est une façon qui permet de regarder les interactions entre tous ces facteurs.

Et donc le talent, s'il est là pour décrire le fait qu'il y a des personnes qui ont des compétences supérieures aux autres, parce que c'est par principe une notion hiérarchique, je n'ai pas de problème et objectivement je peux mesurer mes compétences aux vôtres et je peux signifier qu'il y aurait plus de capacités et appeler ça le talent.

Sauf qu'en fait, la notion à laquelle je m'attaque, c'est la notion qui renvoie en quelque chose qui serait essentiel, originel en nous, ce qui explique mes compétences.

Ça veut dire, je suis forte en quelque chose parce que j'ai du talent, qui serait quelque part dans mes gènes, ou si je suis croyante dans un don mystique, dans un ton divin, ou il serait, une autre façon aussi de le voir, dans ce que j'ai comme trait de personnalité.

Comme cette culture du caractère qui fait que j'ai travaillé sur moi-même, j'ai atteint des versions incroyables de moi-même qui ont permis d'expliquer ma réussite.

Et donc c'est en cela que c'est une fiction, parce que, comme je viens de la raconter, elle considère les êtres comme chacun habitant dans une citadelle détachée du monde. Et ne rend pas compte de à quel point nous sommes des êtres situés.


On voit bien, dans tout ce que tu dis, à quel point c'est ancré aussi, à quel point ça fait partie de la culture populaire, sans forcément qu'on se rende compte, puisqu'on a des injonctions depuis qu'on est tout petit, par rapport au travail, par rapport au développement personnel, ça se retrouve aussi dans le monde de l'entreprise, ça se retrouve dans les discours politiques. Donc on va commencer par essayer de déconstruire tout ça, comme tu le fais, je vais suivre un peu le plan de ton livre. Je ne me suis pas trop foulé pour préparer mes questions.

Et puis on va essayer de voir aussi comment on raccroche ça à une problématique plus large de société. Alors d'abord, tu as parlé de génétique, je pense que c'est intéressant de commencer par ton premier domaine d'expertise aussi, j'imagine que c'est par ça que tu es rentré. Donc on peut parler du fait qu'on a cette croyance, qu'on entend parfois en tout cas, que le talent on est avec ou en tout cas qu'on n'a pas les mêmes prédispositions et que donc il y a une partie, presque quelque chose qui va être héréditaire. On va parler même de familles d'artistes qui vont se transmettre, je ne sais pas, le gène du musicien, etc. Il y aura des individus avec un talent inné, comme l'oreille absolue dont tu parles, par exemple. Comment est-ce que tu déconstruis cette idée ? Et là encore, pourquoi la question de l'inné ou de l'acquis est un sujet de société, in fine ? Et comment ça revient dans les débats publics ?


Oui, alors une partie de ce débat de l'inné et de l'acquis, qui porte sur est-ce que ce que nous sommes est influencé par ce que nous avons d'inné, ça veut dire qui est présent à la naissance en quelque sorte, ou ce que nous sommes s'explique par ce que nous avons acquis, par le vécu et par l'expérience. Donc en fait le débat au tout départ il était très binaire, soit on est déterminé par ce que nous avons d'inné, soit par ce que nous vivons et ce que nous subissons de par le déterminisme culturel.

Et cette partie de débat, elle est terminée parce qu'on admet, tous spécialistes confondus, en tout cas ceux qui suivent l'état actuel de connaissances, que les deux influencent ce que nous sommes et que même notre biologie, elle est façonnée par le social et le culturel. Ce que je suis, mon corps, mon cerveau, il est lui-même en interaction avec ce que je vis. Et finalement ma biologie ? Elle est sociale. Et donc en fait, cette partie, on serait tous d'accord. Là où on va commencer à sortir du consensus, c'est à quel point on attribue une valeur explicative à ce qui existe dans nos gènes, sur ce que nous sommes.

Ça veut dire en fait, là où on serait d'accord, c'est sur l'étendue des influences de nos prédispositions et sur notre capacité technologique, en quelque sorte, à mesurer cette étendue. Ça veut dire, est-ce que je peux, chez les humains, faire ce qu'on peut faire dans les élevages des animaux ou les plantes, c'est vraiment de contrôler l'environnement à un niveau qui me permet de séparer l'influence environnementale de la séparation, de la variance qui est due à la variabilité génétique pour expliquer ce que nous sommes.

Or, méthodologiquement, ceci est impossible. Et la complexité de notre espèce, spécifiquement à notre espèce, parce que nous sommes extrêmement façonnés par la culture et par les dynamiques sociales qui ne sont pas, expérimentalement possibles pour être étudiés. Je ne peux pas, par exemple, modéliser dans un laboratoire, chez des rongeurs, l'ambition sociale ou les préférences sexuelles. Donc en fait, les sujets que vous êtes en train de me demander.Notre talent musical, ce sont des sujets très complexes. Ce n'est pas la couleur des yeux, ni la taille qui sont des traits qui sont extrêmement, enfin qui sont fortement héritables. Ce sont des traits qui sont d'une complexité qui ne les rend pas immuables, fixes, monogéniques, rangés comme ça sur un brin d'ADN, qui me permet d'aller regarder est-ce qu'il y a une relation linéaire entre une position sur mon génome et ma capacité à émouvoir les personnes parce que je produis quelque chose. C'est très complexe et c'est très simpliste finalement de le lier à l'individu, qui est lui-même en fait un sujet auquel on attribue, ou pas des compétences, parce qu'après aussi il faut rajouter à quel moment on considère que quelque chose est beau et quelque chose est valorisé, et donc à quel moment on appelle ce qu'on voit le talent.



Oui donc ce que tu dis c'est finalement là où on a parfois des arguments scientifiques nous expliquant qu'on a fait des études sur telle ou telle chose, ça ne tient pas parce que le nombre de paramètres à prendre en compte est bien trop large pour qu'on puisse avoir une approche purement scientifique pour dire ok c'est ça qui influence par rapport à ça, il y a beaucoup trop d'éléments qui rentrent en jeu.

Et pour bien comprendre, est-ce que tu peux prendre un exemple, par exemple, on parlait de l'oreille absolue, on a cette croyance que c'est quelque chose avec lequel on naît, on l'a ou on ne l'a pas, et on est convaincu de ça en fait, comment tu déconstruis ça ?


Les études qui s'intéressent à cette capacité vont rechercher une forme de marqueur qui existe sur notre génome, qui est corrélée à la présence de ce trait, pour voir s'il y a une corrélation assez forte pour finalement espérer trouver un lien causal entre la présence de ces marqueurs et puis la présence du phénotype, ça veut dire cette compétence, ce comportement visible qui serait cette capacité d'oreille absolue. Et en fait.

Nous allons trouver selon les études, chaque étude va trouver des marqueurs placés sur des endroits différents du génome qui sont associés finalement à des compétences génériques telles que le traitement auditif ou la mémoire auditif ou un traitement sensoriel qui nous permet d'identifier les nuances entre les tons. Et donc finalement, quand je dis aurait absolu.

Je parle d'une capacité qui est liée à l'art, qui est liée à la musique. Et donc en fait, Or, ce qu'on nous trouvons est quelque chose de l'ordre de compétences mnésiques et de compétences de traitement sensoriel général, qui n'est donc pas nécessairement lié à notre capacité à faire de la musique. Donc, je peux avoir cette prédisposition génétique et ne pas du tout s'intéresser à la musique, qui est quand même un phénomène très complexe, qui demande aussi beaucoup d'autres trait pour pour accomplir en fait ce qui fait que je serais capable de faire de la musique, mais aussi je peux ne pas avoir ces marqueurs là et développer l'oreille absolue. Donc ça c'est des études qui en fait peut-être s'attituent, ça commence, mais comme tout apprentissage humain, nous avons toujours cherché les bons dispositifs et nous avons fini par généraliser des choses qu'on a cru réserver à certains dans le passé. On peut penser aux calculs mathématiques, à Calculus, qui était aussi pensé comme réservé à certains. Et puis en fait, aujourd'hui, tous les enfants le font à l'école. Enfin, tous les enfants qui sont capables d'être à l'école.

Nous pouvons penser même à certaines prouesses athlétiques qui étaient considérées comme réservées à certains, tout comme l'oreille absolue. Et puis aujourd'hui, en fait, quelqu'un qui fait un sport d'une manière amatrice, il va dépasser les champions du siècle dernier. Donc en fait, cela signifie qu'il y a beaucoup de choses qu'on pense être réservées à certains et liées donc à patrimoine génétique. Il nous manque encore le dispositif pour pouvoir déclencher ces apprentissages et révéler ses compétences presque chez tout le monde.


Oui, on commence à voir comment ça va conditionner certains choix de sociétés.

Je voudrais te proposer une phrase, « les Noirs sont meilleurs en sport et dansent bien ».



Oui.


Qu'est-ce qui ne va pas dans cette phrase ? Et pourquoi, selon toi, elle est fausse et pourquoi elle est problématique ?


Alors, d'abord, je vais commencer par dire pourquoi elle est fausse. Et d'abord, en fait, parce que la notion, elle n'est pas simplement moralement pernicieuse, elle est scientifiquement fausse. Parce que déjà, cela signifie que le fait qu'une personne a une couleur de peau noire, donc c'est associé d'une manière essentialiste à des traits qui lui permettent d'avoir d'abord des traits de personnalité, mais aussi des compétences différentes.

Donc c'est la base même du racisme. Ça veut dire signifier qu'il y a des groupes humains qui partagent un trait et que ce trait est associé à d'autres traits qui peuvent être intellectuels, comme... Voilà, donc dans ce cas-là, c'est un trait positif, c'est pour ça qu'on est moins méfiant.

Or, en fait, ça reste de l'essentialisation, parce qu'il n'y a aucune raison de croire que être noir signifie qu'on est plus athlétique. Et donc...

Quand on se permet de dire ça, on va se permettre aussi d'affirmer des traits négatifs qui sont essentialistes.

Parce que c'est d'ailleurs Darwin qui a commencé par parler de cette supériorité athlétique qui viendrait compenser une infériorité intellectuelle.

Donc, ça correspond à la pensée extrêmement racialiste de l'époque, mais qui continue à être véhiculée parce que quand il y a des études qui montrent comment on commente.

Les sportifs noirs en célébrant leur force physique, alors que les sportifs blancs, on va célébrer leur stratégie.

Pour une même performance. Et donc, ça revient aussi à ces vestiges des sciences racialistes qui continuent à exister dans notre représentation populaire.

Or, en fait, quand on creuse, on va trouver que ce n'est pas les Noirs qui sont plus athlétiques, c'est certaines tribus ou certaines parties du Nigeria, par exemple, ou de l'Ethiopie, ou qui sont présentes dans des circonstances culturelles et géographiques qui leur permettent d'avoir une vie qui les entraîne à certaines compétences.

Ça veut dire, il y a des endroits, par exemple, dans la vallée du Rift, où les personnes vivent à haute altitude, où ils courent souvent pour traverser des distances, pour aller à l'école ou au travail.

Donc, en fait, c'est comme des personnes qui s'entraînent tous les jours pour être athlètes.

Il y a une autre façon aussi pour analyser la présence de beaucoup de Noirs dans certains sports, c'est que les conditions socio-économiques que ce groupe social peut subir, Donc c'est un facteur confondant qui, en fait, le fait de la marginalisation, historique de la population invite les personnes à ne trouver qu'une émancipation par ces domaines-là, parce qu'aussi, on voit des modèles qui nous ressemblent, qui pratiquent ces choses-là.

Et en fait, c'est là où c'est intéressant de voir qu'il y a très peu de Noirs qui sont, par exemple, dans les domaines de natation ou de hockey.

Parce qu'en fait, c'est des sports qui sont coûteux, c'est des sports qui ne modélisent pas ce que modéliseraient les sports comme la course, le football ou le basketball.

Et donc, finalement, on va voir que c'est l'accès à ces pratiques-là, c'est ce que représentent symboliquement ces sports-là, qui peut mieux, beaucoup mieux expliquer le fait que les personnes noires sont plus sportives, que cette explication essentialiste qui est bien sûr, donc là, scientifiquement fausse et moralement pernicieuse.

Donc on voit bien que ce n'est pas dans la génétique qu'il faut aller expliquer les différences.

En tout cas, surtout pas les différences entre les groupes humains. Bien sûr, je peux parler de toi et moi, de qu'est-ce qui nous diffère génétiquement, mais dès qu'on passe au groupe humain, c'est là où on tombe dans les pièges de l'essentialisation et de ce qu'on appelle la naturalisation des inégalités sociales.

Ça veut dire, je vois un groupe qui partage un trait, prenons les femmes par exemple, On va dire, OK, les femmes partagent un trait comme celui de ne pas bien s'orienter dans l'espace.

Et du coup, il y a une explication génétique qui va renvoyer cela à l'origine biologique, à l'infériorité biologique des femmes par rapport à ce trait.

Et en fait, c'est là où ça devient pernicieux parce qu'on peut très bien expliquer le déficit de l'orientation spatiale des femmes par l'inégalité du genre de pays.

Il y a une étude très récente, très intéressante, qui montrent que plus il y a une inégalité de genre dans un pays, plus il y a des gaps, plus il y a le gap, l'écart entre les hommes et les femmes dans cette compétence. Et donc c'est toujours plus intéressant et d'ailleurs plus fascinant de chercher à expliquer les inégalités de compétence entre les groupes en creusant quelque chose qui est invisible et beaucoup plus, peut-être beaucoup plus fascinant pour moi, mais aussi beaucoup plus dérangeant pour ceux à qui profite la dynamique de pouvoir.



Une autre raison qui est souvent évoquée pour expliquer les différences de réussite ou de talents, ça va être le travail.

Alors, on a cette idée que le travail favorise les chances de réussite, et ça pour le coup c'est quasiment admis par tout le monde.

Et on le fait, quand on éduque nos enfants, on dit il faut travailler pour réussir, etc.

C'est très ancré, quand on regarde les parcours des gens qui réussissent, c'est même un thème qui revient très souvent.

Certes, il y a des héritiers qui ne foutent rien, mais il y a aussi des gens qui s'élèvent au-dessus des masses à force de travail, d'abnégation. Il y a notamment, on voit ça chez les sportifs, Michael Jordan qui est resté des heures après les autres aux entraînements, les Soeurs Williams dont on a vu dans le dernier film qui était entraîné sous la pluie plus que les autres, etc.

Notre copain Michel qui travaille jusqu'à minuit au bureau et qui travaille plus que les autres. Et puis, on dit à nos enfants, il faut travailler dur pour réussir.

D'où ça vient ? comment toi tu fais le lien entre le travail et cette idée de réussite ?


Le travail, il est arrivé au moment où on voulait se détacher de ce que justifiait, de ce que légitimait le pouvoir dans l'ancien régime. Donc on voulait en fait qu'il y ait quelque chose de plus juste. Donc les personnes réussissent par leur mérite, qui est l'addition de leur talent et de leurs vertus.

Dans les vertus, il y a donc cette persévérance, cette volonté de faire fructifier le talent, pour finalement servir le bien commun. Dit comme ça, c'est joli, c'est même prometteur, parce que ça promet en fait une forme d'émancipation de soi par soi, qui nous permet de récupérer ce que nous méritons.


C'est le début de la méritocratie dont on va pouvoir parler plus tard.


Voilà, c'est le mérite donc, à soi, la méritocratie, comme quelque chose qui est prometteur, juste et légitime. Il suffit de travailler, entre guillemets. Après, on peut aussi relater, via le travail d'un sociologue, Antoni Galluzzo, qui revient sur le début du self-help, un peu de ce courant de développement personnel personnel qui invite les personnes à mimer certains comportements de persévérance, de travail, de courage pour y arriver, et il le place en fait dans un moment historique chez les pères fondateurs des États-Unis, qui étaient en fait des trans-classes, qui écrivaient des livres pour expliquer ce qui fait qu'ils y arrivent, et en fait en donnant un peu une recette, un peu comme les livres de développement personnel qui sont partout dans les librairies et qui fonctionnent très bien, ce qu'en fait ça renvoie à cette éthique du caractère qui peut expliquer pourquoi on y arrive. C'est-à-dire qu'à un moment donné, on a commencé à voir des personnes qui s'enrichissent beaucoup par rapport aux autres, avec la même quantité de travail quand même. Ça veut dire qu'on ne peut pas dire que tous ceux qui travaillent réussissent et deviennent des entrepreneurs qui déchirent tout, n'est-ce pas ?

Donc il fallait en fait expliquer qu'il y a aussi des notions de travailler plus, de se dépasser, de ce dépassement de soi. Et c'est en fait dans cela qu'on peut justifie qui domine. Et donc, en fait, on voit un acharnement à expliquer l'ordre social en le renvoyant à des critères qui sont un peu inaccessibles pour la majorité d'entre nous, et qui nous apaisent.

Ce qu'on dit, OK, ceux qui arrivent, arrivent parce qu'ils avaient ces vertus que je n'ai pas le courage d'avoir, que je n'ai pas la capacité d'avoir.

Et donc, c'est pernicieux parce que ça nous permet de justifier un ordre social, puisqu'on va pouvoir quelque part se dire finalement, moi aussi, j'aurais pu faire ça si j'avais plus de volonté ou si je travaillais plus, j'y arriverais autant.

Et donc, on va valoriser ça à chaque fois. On va se dire, OK, cette personne est là où elle est, elle est milliardaire parce que vraiment elle a beaucoup travaillé ou elle était plus maligne. Alors qu'en fait, que réellement, c'est absurde parce qu'il n'y a pas une quantité de travail qui expliquer que des personnes gagnent des milliers de fois plus que d'autres. Donc en fait, l'équation elle n'est pas réaliste. Mais donc c'est pour ça qu'il faut rajouter des ingrédients mystérieux et mystiques, comme le talent. C'est là où le talent arrive, parce qu'on n'arrivait plus à justifier que la force de notre sueur n'est plus proportionnelle en aucune façon au gain de de certains. Alors par contre, ce qui est aussi très important à dire. Parce qu'après, bien sûr, c'est les gens qui nous écoutent qui disent « mais si, en fait, quand on travaille, on avance, et quand on ne travaille pas, on est dans l'inertie ». En effet. Par contre, il y a un biais du survivant. Ça veut dire qu'on ne raconte que l'histoire de ceux qui ont travaillé pour réussir. Donc, en fait, on invisibilise. Biais du survivant, ça veut dire croire que, comme ces histoires existent dans notre imaginaire, elles représentent la réalité. Donc, c'est un biais, un peu d'un biais de représentativité. Or, il Il y a beaucoup de gens.

Mais énormément de personnes qui travaillent beaucoup et qui n'y arrivent pas. Parce qu'elles ne s'efforcent pas là où il faut s'efforcer. Est-ce qu'elles n'ont pas accès au bon capitaux symbolique, informationnel ? Et donc, en fait, elles n'ont pas accès à comment travailler. Et donc, voilà, on travaille un peu la sueur qui ne vaut pas le coup. Et d'autres personnes qui réussissent sans travailler aussi. Et en fait, on ne mentionne, et on est, voilà, les exemples que vous avez cités, Voilà, c'est des personnes qui correspondent au mythe qu'on a envie de préserver, qui est celui qu'on y arrive parce qu'on s'est entraîné sous la pluie.


On va continuer là-dessus, puis on va revenir un peu sur le biais du survivant. C'était Malcolm Gladwell qui avait popularisé ça dans Outliers, qui parlait des 10 000 heures, et puis c'est pas mal de gens qui ont entendu parler de ça. C'est-à-dire que si les Beatles ont aussi bien réussi, c'est parce qu'il s'était entraîné en live beaucoup plus que les autres, pour à peu près 10 000 heures. Si Mozart est devenu ce qu'il était, c'est parce qu'il a commencé depuis l'âge de 4 ans à faire le tour d'Europe et donc il est arrivé à 10 000 heures. Donc, on a cette idée qu'en fait, ceux qui sont devenus des génies, qui sont devenus vraiment exceptionnels, les meilleurs dans leur catégorie, sont ceux qui ont mis ces dix mille heures de travail. Comment tu déconstruis ça ? Est-ce que c'est un mythe ou est-ce qu'il y a pareil un fond de vérité ?


Alors, mais le fond de vérité, c'est que plus on travaille, plus on s'entraîne et mieux on est. Mais encore une fois, c'est un facteur qui n'explique pas ce qui fait que les Beatles sont devenus les Beatles. Et en fait, bien sûr, il cite quelques exemples Gladwell, encore une fois avec un biais du survivant. Ça veut dire que ce qui fait que l'entraînement paye, c'est la qualité de l'entraînement et ce n'est pas sa quantité. Et donc, en fait, c'est qu'est-ce qu'on fait de ces 10 000 heures ? Qu'est-ce qu'on fait dans ces 10 000 heures ? Quelle stratégie ? Qui nous entraîne ? À quelle information nous avons accès ? Quel dispositif ? Regardons l'école, on peut dire qu'on peut passer, je sais pas, 15 ans à l'école. On n'a pas les mêmes dispositifs. On n'a pas les mêmes éducateurs et éducatrices. On n'a pas les mêmes stratégies d'apprentissage. Et donc, au final...


On n'a pas les mêmes copains de classe.


Voilà, on n'a pas les mêmes copains de classe, on n'a pas les mêmes quartiers, on n'a pas les mêmes environnements, on n'a pas les mêmes méthodes d'apprentissage, les mêmes pédagogies. Et donc, en fait, ce n’est pas la même façon. Est-ce que ces 15 ans nous rendent tous experts des disciplines ? Non. Et en fait, il suffit de regarder, contrairement à ceux et celles qui continuent à dire dans des magazines français de 2023 que l'école n'a pas d'influence sur la réussite. En fait il suffit de regarder dans quel quartier sont inscrits les enfants à trois ans pour pouvoir prédire leur salaire à 20 ans et à 25 ans, beaucoup plus que leur patrimoine génétique.


Alors quels sont ces critères ? Qu'est-ce qui fait vraiment la différence dans le niveau de réussite sociale, tel qu'on le définit, d'un individu ?


D'abord, j'ai bien dit qu'il y a le contexte dans lequel il grandit, mais c'est composé de quoi en fait ? Du niveau culturel, de l'argent, des connexions ? J'aime bien cette idée, je ne sais plus dans quel ouvrage je l'avais lue, mais la meilleure chose qu'on peut faire pour s'en sortir dans la vie, c'est de naître dans une famille aisée. Voilà, je trouve ça c'est une très bonne stratégie. Si vous voulez un livre de self-help résumé, voilà, pour se développer, pour atteindre la meilleure version de soi, naissez dans une famille aisée. Voilà, il faut bien naître. Donc je trouve voilà, je trouve cela déjà très révélateur. Alors quand je dis famille, je parle aussi de la situation socio-économique, culturelle, symbolique de cette famille. Donc en fait, voilà, il faut situer cette famille dans son écosystème, parce que c'est en fait les avantages ou les désavantages que nous. Allons vraiment réellement utiliser pour avancer, d'une manière d'ailleurs qui est indépendante de de notre travail et qui est indépendant de ce que nous portons dans nos gènes.

Et en fait, cette influence, il ne faut pas non plus qu'on l'exagère au point de nier toute influence de l'expérience singulière et intime des individus. Parce que nous interagissons avec ces facteurs-là. Nous ne sommes pas des êtres inertes. Donc nous avons une marge de manœuvre qui existe, des fois même sans notre conscience, par les accidents de la vie, par les rencontres, par le hasard, par, voilà, peut-être nos histoires d'amour qui nous façonnent, une histoire d'amitié qui nous façonne, qui est d'ailleurs souvent invisibilisée, mais nos amis nous façonnent énormément, des fois au même niveau que nos parents.

Et donc, il y a cette interaction très complexe entre ces facteurs, ces privilèges de naissance. Je mettrais le capital économique au plus haut parce que c'est ce capital économique qui va en fait conditionner les autres formes de capitaux.

Et donc voilà, c'est quand on a la capitale économique qu'on va avoir un capital biologique, ça veut dire on va être mieux nourri, on va être mieux exposé, mieux sensibilisé, on va vivre dans des lieux qui sont moins pollués. En fait, finalement, notre corps se porte mieux et ce corps, c'est là où reposent nos compétences. Et donc, le capital économique achète même le capital social, achète même le capital culturel. Je ne dirais pas que ça le fait tout le temps, mais en tout cas, c'est extrêmement corrélé et facilité par la présence d'un capital économique qui permet finalement que nous ayons plein d'avantages invisibles, donc ce sac à dos invisible que nous portons, qui soit nous pousse en avant, soit nous retarde et nous alourdit. Et en fait, finalement, est-ce que ça veut dire que nous ne pouvons pas contrer ces déterminismes pour en faire autre chose ? Si, mais il ne faut pas encore une fois tomber dans le biais du survivant et ne raconter que les histoires de ceux qui se sont échappés.


Oui, on va parler des transclasses justement qui correspondent à ce biais de survivants, mais on cite aussi un autre facteur, ça revient un peu à ce qu'on s'est dit, mais qui est celui de la volonté, qui serait quelque chose de déterminant avec le fameux test du chamallow dont tout le monde a entendu parler, qui est qu'en fait on dit que si un enfant fait preuve de volonté précoce en résistant à une friandise dès l'âge de 3 à 4 ans, alors il aura plus de chances de réussir. Et en fait, c'est ce que tu as évoqué, on peut pas faire un test de cette nature là parce qu'il y a tellement de paramètres qui rentrent en jeu, mais on voit que cette idée que la volonté est déterminante et il y a cette phrase qui revient qui est quand on veut on peut finalement, et qu'on peut s'extraire de sa classe à force de travail, on peut y arriver. Qu'est ce que tu te dis de cette phrase et pourquoi cette idée de volonté pareil et ancré et pourquoi on oublie les autres facteurs notamment le facteur chance ?


Oui, parce que c'est moins autogratifiant, c'est beaucoup plus gratifiant de considérer que nous avons un libre arbitre, que nous nous sommes faits de nous-mêmes. Cette idée déjà, elle nous fait rêver même quand ça ne nous concerne pas. Quand on observe des personnes, des mythologies même, de personnes, de dieux qui se révoltent contre leurs conditions, ça nous fait rêver parce que ça nous dit quelque chose sur notre condition humaine, que nous sommes quelque part libres et qu'on est donc capable de se connaître par nous-mêmes, capable de se façonner par nous-mêmes, ça nous fait… en fait c'est optimiste. Alors les neurosciences vont être très pessimistes sur notre capacité d'agir en liberté, donc en fait les neuroscientifiques, l'état actuel des connaissances en neurosciences réduisent énormément notre capacité de décider par nous-mêmes, et donc ça veut dire que nous sommes déterminés par notre vécu, c'est pas déterminé par ce que nous avons vécu, qui va se transformer en une forme de pilote automatique, qui fait que nous agissons d'une manière qui est pré-programmée par ce que nous avons vécu, et donc par ce que nous avons aussi comme situation, socio-économique, historique, culturelle, qui est complètement implicite et qui peut être même inconscient. Nous pouvons même être inconscient de leur poids dans ce que nous, voilà, par exemple, ce que nous considérons intéressant, beau, valorisé, ce que nous considérant même comme étant le talent et aussi implicitement culturel, sauf qu'on aime croire que nous sommes très singuliers et nous sommes très uniques dans notre façon de considérer le monde. Et donc c'est là où se place aussi cette idéologie du développement personnel, de se développer par soi-même, par la force de l'esprit, de la pensée sur le corps et donc sur notre !

Alors, encore une fois, on peut dire qu'il y a une part de vérité, bien sûr, moi, je décide de placer ce micro, d'avoir cet entretien, de transmettre ce que je suis en train de transmettre. Il y a une part de décision, mais qui, en fait, s'appuie aussi sur les moyens que j'ai. C'est-à-dire, à un moment donné, il fallait que je puisse avoir les moyens qui me permettent d'écrire peut-être un livre et de le faire publier, faire publier, ce qui fait que tu entends parler de moi, et tout ça, il y a plein de facteurs qui sont externes à moi, qui permettent que je puisse vouloir te parler. Et donc avant qu'on parle de ce principe de « je veux » et donc « je passe à l'action », cette volonté elle se place dans des moyens ou pas ? Est-ce que nous avons les moyens de pouvoir et le moyen donc de vouloir ?

Et donc en fait, pour simplifier, pour donner quelque chose qui est plus concret. Est-ce que quand on a des problématiques de survie économique, est-ce que quand on est des mères célibataires et qui ont des charges mentales extrêmement fortes, ou est-ce que quand on est discriminé socialement parce qu'on appartient à telle origine, est-ce que j'ai les moyens déjà d'arriver pour que je puisse montrer ce que j'ai comme potentiel ? Et donc, il faut qu'on réfléchisse les moyens avant de réfléchir la gentilité des individus, parce qu'une fois que nous avons levé ces pressions qui sont très différentielles entre les individus, c'est là où je peux commencer à faire du coaching pour dire aux gens, agissez sur vous-même, arrêtez les pensées limitantes, parce que ce qui nous limite n'est pas dans nos pensées.



Ça reboucle avec plein de choses qui ont déjà été abordées dans le podcast, je pense notamment à Claire Michalon qui m'expliquait que la valorisation de la prise de risque n'était pas du tout la même selon le milieu dans lequel on venait, la culture dans laquelle on était, c'est-à-dire qu'il y a des endroits où prendre un risque, c'est un danger de mort et donc on ne va pas du tout valoriser ça chez l'individu, et d'autres endroits où finalement, quand on prend un risque, ça ne porte pas conséquence, en tout cas pour soi-même. C'est la fameuse phrase de Macron d'ailleurs, « je prends mon risque » quand il décide de ne pas confiner, comme si c'était un risque vraiment fondamental pour lui. Donc on voit aussi qu'il y a la notion de risque qui n'est pas du tout la même.

Oui,


Il y a beaucoup d'études aussi qui montrent que les décisions au début du mois, ce n'est pas les mêmes à la fin du mois, ce qu'en fait nous ne sommes pas aussi glorieux. Quand on est sous pression. Et cette notion de libre arbitre en fait elle est assez centrale puisque quand on la déconstruit on se rend compte, même quand on fait les philosophes comme Spinoza qui va dire l'homme est libre comme une pierre qui tombe, enfin c'est pas une question nouvelle, il y a beaucoup de gens qui se disent que finalement on ne sait pas pourquoi on fait les choses. Et on ne sait pas ce que ces choses-là vont donner, donc finalement notre niveau de liberté est fondamentalement limité. Et on a beaucoup de mal à accepter notamment le facteur chance dans la réussite, comme tu le dis, parce qu'on a besoin de se sentir méritant, parce que c'est important pour construire notre image personnelle, parce que c'est trop douloureux de se dire finalement, si je suis là dans un bel appartement, etc., c'est en grande partie du fait d'où je suis né et puis d'un facteur chance.

Pourquoi est-ce que c'est un mythe qui est maintenu par des gens, je voudrais comprendre entre la psychologie naturelle humaine, qu'on a besoin de se raconter cette histoire de mérite, et puis l'organisation sociétale de cette histoire qu'on se raconte, qui pourrait profiter à l'ordre éternel.


Avant, Julien, je veux juste préciser, pour ne pas que ça soit entendu comme quelque chose de fataliste, que oui, nous sommes aussi libres qu'une pierre qui tombe, mais par contre, nous avons une marge de manœuvre quand nous nous organisons pour justement lever ce qui nous détermine. Et donc, en fait, c'est aussi Spinoza qui le dit. Et à travailler au bon endroit, c'est-à-dire aller voir justement ce qu'il vient de dire, y compris au niveau sociétal. Et là, les neurosciences s'allient à la pensée de Spinoza pour dire que notre marge de manœuvre est en fait dans la construction collective des systèmes qui nous déterminent. Et donc, c'est comme ça que nous avançons dans les sociétés. On arrive à changer des normes, on arrive à changer le système scolaire de temps en temps, on arrive à changer les lois, les normes, qu'elles soient implicites ou explicites. Donc il faut toujours rappeler que ce n'est pas une invitation au fatalisme, c'est justement une invitation à l'organisation collective. Donc après, qu'est-ce qui fait qu'on se complaît dans cette idée du mérite ? Et même, il y a beaucoup de personnes par exemple qui renvoient leur origine à la baisse pour justifier qu'ils ont traversé des problématiques, des traumatismes et que finalement, ce qu'ils ont aujourd'hui, ce qu'elles ont aujourd'hui, ils l'ont et elles et elles l'ont parce qu'elles l'ont mérité. Donc il y a beaucoup d'études qui vont montrer que quand on invite les personnes à réfléchir à la chance dans la vie et on leur demande après de jouer un jeu informatique dans lequel ils doivent faire des décisions soit bénéfiques ou soit non généreuses pour les autres, en fait le simple fait de penser à la chance les rend plus généreux. C'est-à-dire en fait quand on pense à la chance, on sort de nous-mêmes, on se dit nous sommes situés quelque part, nous sommes placés quelque part, nous avons en fait quelque part plus d'empathie pour nous-mêmes et plus d'empathie pour les autres. Parce qu'on arrête de considérer qu'il y a des liens directs qui expliquent ce que nous sommes et ce qui expliquent aussi ce que les autres sont. Donc en fait on voit le monde dans sa complexité et en fait ça nous renvoie directement dans une forme d'humilité par rapport à nous-mêmes mais aussi par rapport à notre capacité de juger les autres. C'est quand on se dit que nous sommes le produit de ce que nous avons vécu, directement juste après on se dit alors je ne te connais parce que je ne sais pas de quoi tu es fait. Et donc je ne me permets pas de juger tes échecs. Je ne me permets pas d'en vouloir à tes réussites.

Donc en fait, le principe de mérite, c'est un principe qui ne va, qui n'est bénéfique que pour ceux qui ont réussi. Et parce que cela, c'est de l'autocomplaisance, c'est de signifier que je n'ai pas été aidé, que je me suis fait par moi-même et donc que je suis individuellement puissant. Ça c'est toute la problématique des enfants du népotisme en quelque sorte. Alors moi bien sûr, je ne condamne pas le fait que les parents font hériter à leurs enfants leur capitaux symboliques, leur réseau, Bien sûr, on ne peut pas demander aux personnes de ne pas nous rendre visite, parce qu'on dit « attention, ça va créer un capital social et culturel pour mes enfants, ce n'est pas juste pour eux. » Non, on va le faire. Par contre, ce qui manque à cette démarche, c'est la conscience de l'existence de ces privilèges. Quand on entend certains népo-babies dire « c'est injuste, j'ai travaillé, c'est injuste, je me suis fait de moi-même, mes parents ne m'ont pas aidé », c'est là où on voit la naïveté, l'attachement à l'idée qu'on a mérité, et en fait, c'est devient intéressant quand on dit non je conçois que j'ai eu des privilèges et j'en ai fait ça Et de la même façon, une personne qui est victime d'une oppression sociale, je ne suis pas en train de dire, dit je ne peux rien faire, on ne peut rien faire, c'est l'inertie, c'est l'un helplessness, l'impuissance acquise.

De toute façon, ça ne sert à rien. Non, je dis, mais par contre, prenons conscience de ce qui m'opprime, pour que je puisse savoir par où on peut s'échapper.

Donc, en fait, c'est encore une fois Spinoza qui en parle le mieux. La seule façon que nous avons pour être libres, c'est de prendre conscience de ce qui nous détermine, et d'en être complètement honnête et claire. Et donc, en fait, ça passe nécessairement par un antinarcissisme dans lequel il faut que je me dise en fait, je ne suis pas si phénoménal que ça.



Et donc, ça va nous amener à moins juger durement, effectivement, comme tu disais, ceux qui n'ont pas réussi, à essayer d'aller chercher pourquoi toute une classe ne va pas réussir ?

Qu'est-ce qu'on peut mettre en place au niveau de l'école, au niveau de différentes choses pour que ce soit différent ? Et ce que tu dis, c'est que ça va nous permettre aussi d'infiner, de regarder le sujet sociétal différemment, c'est ça ?


Voilà, parce que le regarder comme n'étant pas un jeu à somme nulle, ça veut dire dans lequel on considère que si on a gagné, ce que les autres ont perdu, et la seule façon que nous avons pour gagner, c'est d'écraser, c'est d'écraser les autres.

Et donc ça c'est un mythe qui est basé sur l'idée que les ressources du monde sont limitées, alors qu'en fait les ressources, bien sûr les ressources de la nature sont limitées, mais en fait nous pouvons nous émanciper, nous avons en fait les moyens d'imaginer des sociétés, ce n'est pas utopiste ce que je dis, dans lesquels nous pouvons nous émanciper sans écraser l'autre.

Il y a dans la catégorie « factor chance », il y a un exemple que cite Antoni Galluzo d'ailleurs, qui m'avait marqué, qui est le fait qu’on s’est rendu compte par exemple que tous les joueurs de hockey professionnel nord-américain étaient nés entre janvier et mars.

On peut observer même l'école, les enfants à 5 ans qui sont nés en janvier, et ceux qui sont nés en septembre, ceux qui sont nés en janvier, ils ont 9 mois de plus de développement au niveau de plein de compétences cognitives qui leur permettent d'être plus avancés que les autres.

Et cet exemple-là, c'était que comme ils sont plus grands plus tôt, on pense qu'ils sont meilleurs, donc on les sélectionne, donc ils ont les meilleurs entraîneurs, donc ils ont les meilleures conditions, et donc ils deviennent de fait meilleurs et après on justifie. Mais c'est intéressant de voir que juste la date de naissance comme c'est un des critères.


Je voudrais qu'on parle un peu des transclasses. Je cite un passage de ton livre pour introduire ça. « Pour exceller, personne n'échappe à la dictature des circonstances, y compris les transclasses, qui semblent pourtant avoir déjoué ces facteurs. Les transclasses sont des cas particuliers, mais ne sont pas des cas d'exception.


Oui, alors ça c'est une citation que je fais du travail de Chantal Jacquet, en tout cas j'espère que je l'ai citée dans ce passage parce que j'entends ses mots. Chantal Jacquet qui a elle-même travaillé sur ce concept qui est d'ailleurs, à l'origine du terme transclasse, et qui, en faisant un travail sociologique, s'intéresse à ce qui fait que nous pouvons déjouer des déterminismes. Et en, Et en fait, ce qu'elle cherche à démontrer et ce que je cherche aussi à faire, c'est qu'en fait, on n'échappe pas aux déterminismes, on les conditionne différemment.

Et aussi, même quand on a l'impression d'avoir fait quelque chose qui ne ressemble pas à nos conditions d'origine, on a aussi été façonné par les autres et par les circonstances, mais d'autres circonstances. Et donc, c'est là où ça devient intéressant de creuser dans les biographies de transclasses, c'est de trouver. Où sont en fait les bifurcations ? Qu'est-ce qui a permis ? Quelle rencontre ? Quelle inspiration ? Qui était le voisin ? Ça se trouvait où ? Et c'est là que ça devient intéressant de voir qu'en fait les transclasses, dans leur majorité, en tout cas les transclasses entrepreneuriaux, se trouvent dans des zones géographiques où ils sont en contact avec une diversité, une mixité sociale. Et en fait, du coup, il y a une exposition à d'autres possibilités de vie qui sont déjà en fait présentes dans leur lieu géographique. Mais plus on s'éloigne de ces modèles et plus le mythe du trans-classe devient problématique parce qu'il donne en fait une idée fausse sur laquelle on peut espérer une mobilité sociale.


C'est le rêve américain.


Voilà, donc en fait, biais du survivant encore une fois, parce que ce qui fait qu'on ne bouge pas socialement, c'est des systèmes qui gangrénisent et qui maintiennent une homogénéité dans ceux qui arrivent et qui en fait compliquent l'accès d'une manière, je dirais même, ça va sonner un peu complotiste, mais d'une manière qui est volontaire d'exclure d'autres représentations sociétales.

Et donc, il ne suffit pas de s'émerveiller des histoires de transclasses, il faut aussi que nous arrêtons notre fascination et du coup que nous nous arrêtons sur ce qui fait que certains y arrivent, par quel bout, et de dire ok, voilà, on va regarder cette partie du filet et analyser comment nous pouvons faire pour le défaire complètement, plutôt que de faire des films mais des séries et des livres sur lesquels on peut parler.


C'est ça, oui, parce que ça rejoint complètement le mythe du rêve américain qui est une société où tout le monde peut s'élever, et la preuve, regardez, il y a quelques trans classes et donc il suffit d'être d'abnégation et de travail et de volonté.

Ça me fait penser à un sujet qui est le sujet des communautés et de l'intégration. Ça reboucle un petit peu aussi avec ça, qui est évidemment un sujet de société, puisque on va voir que certaines communautés vont statistiquement mieux s'en sortir que d'autres, entre guillemets, vont d'une génération à l'autre avoir soit des meilleurs résultats de l'école, soit devenir plus riches, etc. Et ça me fait penser au discours de Nicolas Sarkozy il y a quelques années qui s'adressant, je crois, à la communauté asiatique. Il est félicité de valoriser le travail et d'être discret, de bien s'entraîner, de ne pas faire de vagues, etc. Sous-entendu, les autres, non.

Et de fait, c'est intéressant, quand je parle à mes beaux-parents qui sont arrivés du Vietnam, en gros à la fin de la guerre, avec rien, et qui ont trimé pour s'en sortir, c'est un sujet qui revient parfois et on sent que c'est hyper sensible. C'est-à-dire qu'on a travaillé dur pour s'en sortir, on est arrivé, on n'avait rien, on n'a rien demandé à personne, on l'a mérité. Et parfois ce type de discours sous-entend autre chose, c'est-à-dire qu'implicitement on dit que ceux qui ne s'en sortent pas n'ont qu'à travailler plus, et tant pis pour eux, ils méritent moins de s'en sortir. C'est comme si on est en train de parler de transclasse, mais au niveau de groupes, il y a des groupes transclasses qui rappellent l'autre.


Exactement, et on le voit beaucoup aussi, ce mouvement entre eux dans tous les mondes. Sociologiquement, c'est très intéressant d'analyser qu'est-ce qui différencie les les communautés en France ? Est-ce qu'elles portent les mêmes charges de discrimination ? Est-ce qu'elles portent la même histoire ? Est-ce qu'elles portent la même circonstance d'arrivée en France ? Et donc, en fait, et aussi, où est-ce qu'elles ont été logées ?Comment elles ont été considérées ? Et quelles facilités culturelles ? Quelles ressemblances culturelles ? Nous pouvons déjà observer la différence dans la réception de la crise des réfugiés ukrainiens par rapport à d'autres réfugiés du Moyen-Orient ou de certains pays africains. Parce qu'il y a eu presque dans les médias des propos extrêmement d'un racisme ordinaire, je dirais même d'un racisme complètement assumé et dangereux, mais qui en fait revient à cette idée que, non, nous n'arrivons pas comme ça, et nous allons subir, les communautés vont subir un test égal et ils viennent et ils le passent avec le travail et la persévérance. Non, ils arrivent déjà chargés de représentation et donc avec une facilité ou une difficulté qu'il ou elle soit assimilé à ce pays. Donc en fait, c'est quelque chose encore une fois qui cherche à invisibiliser ce que nous n'avons pas envie d'écouter. Est-ce que cela veut dire par par exemple, que les cultures arabes ne valorisent pas le travail ? En fait, je ne peux pas dire « communauté arabe », parce que de quoi je suis en train de parler ? D'une culture complexe géographiquement, historiquement. Si je dis ça à ma mère, vous allez voir, je vais dire « travail, travail, travail ! ». Mais par contre, est-ce que je peux comparer ma trajectoire avec la trajectoire d'un jeune arabe de la banlieue, dont les parents et les grands-parents ont une histoire qui ne ressemble à rien à l'histoire de mes parents, c'est là où en fait on devient réducteur. Et je me demande si ce n'est pas sociologiquement très intéressant de comparer, simplement de comparer, la division raciale du travail. Dans quoi travaille chaque communauté ? Et quels stéréotypes sont associés à tel type de métier et à tel type de célébration culturelle.On adore aller voir le Nouvel An chinois, on amène nos enfants et on trouve ça culturellement intéressant, on tient à la diversité culturelle. Et par contre, pour d'autres communautés, on va trouver ça dangereux, envahissant. Donc en fait, nous avons aussi un travail à faire au niveau des représentations. Je ne suis pas nécessairement en train d'inviter à aller changer ces représentations, mais d'abord à les détecter et à les assumer.


Comment la méritocratie se manifeste, comment tu l'observes dans notre système éducatif et dans les entreprises ? A quel point c'est ancré ? Je ne sais pas si tu as des exemples pour qu'on comprenne en fait à quoi ça correspond et à partir de là.


Nous pouvons déjà penser à la guerre des talents, en fait à la politique de recrutement qui en fait finalement recrute un talent et des traits de personnalité. Donc voilà, les recrutes le méritent. Avec cette illusion de pouvoir le quantifier en regardant un CV et en faisant passer des tests de personnalités. Donc en fait on revient à cette vision qui est déformatrice du réel, qui nous invite à croire que quelques questions que nous posons à des personnes peuvent signifier comment elles vont réagir dans telle situation sociale. Donc en fait qu'est-ce qu'on fait quand on pense qu'un CV exprime quelles compétences sont derrière ? Là bien sûr on allait dire une part de réalité, quelqu'un qui a un diplôme spécialisé dans un domaine aurait des compétences dans ce domaine. Oui, après, ce que je veux dire, c'est que le prestige qu'on associe à certains diplômes, à certaines spécialisations, en fait, justement, en aucune façon, nous savons quel privilège avaient ces personnes. Et donc, nous sommes en train de mesurer le mérite d'une façon qui est complètement simpliste. Et nous croyons que nous avons les outils qui nous permettent de dévaluer l'introversion et la capacité d'adaptation des personnes, parce qu'ils font un test qui nous dit ce qu'ils sont ENFP ou je ne sais pas quoi, donc un peu ce que j'aime bien qu'on appelle l'astrologie du bureau, qui encore une fois figent les individus dans des catégories. Et donc en fait, enlève tout l'état actuel des connaissances de à quel point nous sommes façonnés par les autres.

Et en fait, quand on pense lieu de travail, il ne faut pas passer à côté du fait que nous sommes dans une interdépendance très complexe. Donc en fait, moi, quand j'arrive dans un lieu de travail, ce lieu va me façonner. Je vais devenir autre chose. Et si on vient me dire que vous êtes comme ça de pourcentage tel type de personnalité, tel type de personnalité, vous êtes jaune avec un peu de vert et un peu de bleu, Cela peut devenir une prophétie autoréalisatrice et donc cela ne va pas me permettre de me façonner et que aussi je réalise que je suis un être en développement. Et donc en fait, à la fois ça invisibilise tous ces traits complexes et en plus de cela, ça renvoie à l'idée qu'on recruterait des têtes bien faites qui ont des solutions à toutes nos problématiques. Or en fait, une tête, bien faite dans un CV, c'est une tête qui a réussi les examens de l'école et des écoles de commerce et d'ingénieurs, qui en fait finalement évolue un certain type de compétences. Il évalue la rapidité et la précision de certaines compétences cognitives. En fait, si je vous dis que le test QI, qui est en fait finalement très semblable à l'évaluation scolaire et académique, ne mesure pas la créativité des individus, ne mesure pas leur capacité de flexibilité mentale, de tolérance à l'incertitude du monde, de la tolérance à l'autre, à la différence de l'autre ou leurs compétences sociales. Or, de quoi nous avons besoin dans un lieu de travail ? Nous avons aussi besoin de ces compétences. Il faut juste qu'on se dise que ces compétences ne sont pas présentes dans un CV et ne sont pas évaluables par un test de personnalité aussi sophistiqué et aussi séduisant, que ça puisse paraître.


Je ne sais pas pourquoi ça vient là, mais qu'est-ce que tu penses des statistiques ethniques, puisque tu parlais aussi du fait qu'il y avait des risques à être enfermés dans des cases, à être définis par une couleur, c'est ce que font aux Etats-Unis, c'est très présent, c'est-à-dire qu'on se définit, on est obligé de cocher une case pour se définir comme appartenant à une certaine ethnie, et de la discrimination positive ?


Alors d'abord, je ne sais pas si j'ai bien compris la question, mais je renvoie aussi au travail d'Antoni Galluzzo, qui travaille sur cette division raciale du travail. Et en fait, c'est très intéressant parce qu'il parle de comment certains métiers sont associés à des traits de personnalité. C'est-à-dire qu'en fait, il y a certains métiers, on va dire, on a besoin que les personnes soient soigneuses, soient disciplinées. D'autres métiers, on a besoin de personnes qui soient physiquement fortes. Et en fait, c'est là où on va, comme nous nous associons les traits à des métiers, on va chercher les personnes qui, d'une manière stéréotypée, sont considérées comme étant soigneuses.

Donc, on va trouver, selon les strates d'un métier, on va dire, les Vietnamiens, ils sont soigneux, les Chinois, ils sont mateux, les Indiens, je ne sais pas quoi. En fait, voilà, c'est des considérations extrêmement racistes et extrêmement réductrices et on va les attribuer.


Alors, qu'est-ce que ça fait ?


Ca crée aussi un esprit de communauté qui finalement sert, au système, parce que nous voulons que les gens se reconnaissent et donc finalement qu'ils valident, ce qu'on croit d'eux.


Alors, du coup, ça revient toujours à cette essentialisation et à ce danger d'attribuer à des groupes qui ont des traits physiques différents ou des organes reproducteurs différents.



Oui, ça va favoriser l'auto-essentialisation même de certaines communautés, en effet, par le fait miroir. Ça finit par s'auto-réaliser, ce qui est aussi très étudié dans le cas des hommes et des femmes et des métiers genrés, donc on peut dire aussi des métiers racisés peut-être, ou divisés selon les traits associés à une certaine appartenance ethnique.

Après, pour la discrimination positive, moi je pense que c'est une étape nécessaire parce qu'il faut créer activement d'autres représentations.

Alors bien sûr, il y a les personnes qui fustigent la discrimination positive, considèrent que nous sommes envahis et que c'est injuste.

Alors en fait, il faut rappeler qu'on est loin de l'envahissement, même si c'est tout à fait normal que les dominants se sentent envahis très vite quand il y a de nouvelles représentations qui leur sont présentées, mais en fait, on est loin d'une société dans laquelle on ne se pose plus la question.

Pour qu'on puisse revenir à un recrutement à l'aveugle ou à des sélections à l'aveugle.

Donc en fait, cette phase est très intéressante et très importante.

Par contre, elle n'est pas suffisante, parce que ce n'est pas parce qu'on recrute des personnes, des femmes ou des personnes racisées ou des personnes qui ne correspondent pas aux normes validistes ou aux normes ethniques d'un certain milieu que nous avons accompli la diversité. Il faut aussi chercher à voir est-ce que ces personnes sont situées socialement aussi d'une manière diverse ? Parce qu'en fait, nous pouvons par exemple voir au sein du gouvernement des personnes qui sont diverses, mais qui finalement appartiennent aux mêmes moules homogènes de trajectoire. Donc, il faut bien sûr ne pas être hypocrite par rapport à la discrimination positive et en fait, ne pas s'arrêter non plus aux traits, mais vraiment creuser d'une manière qui prend en compte l'intersectionnalité de ces démarches. Ce n'est pas parce que je suis femme que je représente qu'il faut aussi qu'on prenne en compte le fait que finalement on recrute des personnes qui sont différentes, mais pas trop. Il faut aussi oser l'audace d'inclure dans la discrimination positive des personnes qui sont situées différemment au niveau de leur classe.


Voici un dernier passage de ton livre : “En démystifiant les fables exclusives du talent, nous cessons de considérer la réussite comme la seule mesure de notre valeur, nous nous libérons de la réduction d'être nos réalisations, et nous nous retrouvons dans une bien meilleure position pour avoir plus de compassion envers nous-mêmes et envers les autres.” C'est un peu ce que tu as évoqué tout à l'heure, mais ça résume bien ça.

Et derrière tu parles de la nécessité peut-être de réfléchir à une redéfinition du prestige, Pourquoi ce serait nécessaire en fait ? Parce que c'est cette idée derrière de valorisation de soi qui est importante et qui nous amène à rester figé sur ces questions de mérite ? Et comment comment tu fais ça ? Comment on considère le lien entre l'estime que nous portons envers les personnes et leur accomplissement ?


Il faut les dissocier en fait. L'estime que nous portons envers les êtres humains, il faut qu'elle soit inconditionnelle, égale. Et après, nous pouvons observer le monde d'une manière objective dans laquelle, je dirais, il y a des compétences qui sont supérieures, il y a peut-être des traits de croyance. Je ne sais pas ce que le monde deviendrait si on enlève toutes les inégalités. Peut-être que ce serait amusant de voir à quel point le travail et à quel point la volonté joueraient un rôle. Mais en attendant, nous devons en fait séparer notre dignité humaine en quelque sorte de ce que nous avons réalisé. C'est-à-dire, nous ne sommes pas les métiers que nous faisons, nous ne sommes pas les diplômes que nous avons, nous ne sommes pas les écoles auxquelles nous avons été admis, et nous ne sommes pas le salaire que nous gagnons.

Nous sommes multiples, nous avons des trajectoires qui sont intimes, singulières, fascinantes, qui doivent être au-delà de ce que les normes sociétales nous attribuent comme valeurs. Donc en fait oui, il faut repenser le prestige, mais je le mets à la fin du livre, parce qu'il ne faut pas évoquer ça avant d'évoquer les inégalités, sinon ce serait comme si je disais aux personnes opprimés, vous savez en fait, vous pouvez vous respecter vous-même sans réussir, ce serait un piège, puisque ce serait apaisant, ce serait un peu une idée fataliste de la société. Donc d'abord, pensons aux inégalités, ensuite réfléchissons le prestige, parce que l'élévation sociale n'est pas la seule façon d'y arriver. Nous pouvons aussi décider de nous élever sur place en nous émancipant d'une façon qui n'est pas normativement considérée comme étant la réussite. Tu fais bien de préciser ça, parce que ça pourrait être pris comme un discours typiquement de dominant qui met finalement à la pauvreté. C'est bien la pauvreté, c'est authentique.


Voilà, d'ailleurs les gens pauvres sont finalement plus joyeux, on le voit, etc.


Tous les poncifs comme ça.


Au niveau des structures sociétales, où est-ce que ça pèse le plus en fait ? Quelles sont les les choses qu'il faudrait absolument changer si on veut justement lisser tout ça ?


Alors bien sûr, le changement de la société passe par un changement de normes implicites et d'autres explicites, c'est-à-dire au niveau des normes implicites, nous pouvons déjà nous détacher de l'admiration que nous portons aux trajectoires individuelles, nous pouvons aussi nous détacher de raconter notre réussite, et ça c'est quelque chose que les influenceurs et influenceuses peuvent ne plus trouver quelque chose de fascinant dans l'idée de dire « je me suis fait de moi-même » et tout ça, et en fait de s'intéresser simplement, d'avoir en fait un regard critique sur soi et sur les autres, où on se situe quelque part. Donc ça c'est quelque chose qui peut se faire au niveau des normes, au niveau de ce qu'on choisit comme production, des fois cinématographique. Qu'est-ce qu'on raconte dans la littérature ? Qu'est-ce qu'on valorise ? À qui on donne les prix ? Ça c'est c'est des choix qui, finalement, façonnent les normes implicites. Mais après, aussi, il y a les normes explicites. Ça veut dire quelle pédagogie nous choisissons, quelle politique nous choisissons pour qu'il y ait ou pas une vraie mixité sociale. Et finalement, si je veux penser à des normes explicites liées à la fin de notre discussion, ça veut dire revaloriser le prestige, et quand je dis que nous pouvons choisir de nous émanciper sur place, ça veut dire que nous avons le droit d'avoir des vies où on n'a pas envie nécessairement de monter dans une forme d'hierarchie de compétences, mais où on a le droit d'accéder au luxe du beau, au luxe de l'abstrait.

Ça veut dire qu'il faut que nous ayons des organisations urbaines dans lesquelles tout être a accès à la vue du ciel, a accès à l'expérience de l'art d'une façon qui n'est pas élitiste. Ça veut dire que nous sommes quelque part, nous avons des vies dignes dans lesquelles nous avons une richesse humaine qui n'est pas exclusive, qui est démocratisée et partagée par tous et toutes. Donc voilà, ça c'est l'école, c'est un grand chantier, l'organisation urbaine en est un autre. Et puis toute décision politique, toute décision politique qui influence nos corps, ça veut dire la question des retraites, la question de ce qu'on fait des mères, des corps des mères, comment on évalue l'usure des corps dans les métiers, tout cela en fait, et ce sont des décisions politiques qui façonnent nos corps. En fait, voilà, ça revient au début de la conversation, qui est en fait tout ça fini par faire de notre inné quelque chose qui est finalement politique. Même si Naki prétend que la biologie ne l'est pas.


On voit bien qu'il y a énormément de choses qui jouent au niveau de la société et que finalement, il y a au niveau d'une famille, par exemple.

On ne peut pas faire grand chose pour changer ça, c'est-à-dire que puisqu'on va vouloir le meilleur, par exemple, pour nos enfants.

Donc, on va choisir un environnement qui est favorable. Il y a beaucoup de gens qui ont conscience de ça, que l'environnement et donc qui ont les moyens de le faire vont choisir un environnement favorable.

On revient à la question des écoles privées, écoles publiques, enfin qui est un debat compliqué. En tant que parents, comment ces croyances conditionnent l'éducation des enfants et est-ce que selon toi devraient changer ? Est-ce que tu as un petit conseil comme ça ?


Alors en fait, les parents s'inscrivent aussi dans l'idéal de la société dans laquelle ils vivent. Ils veulent le meilleur pour leurs enfants, donc ils veulent vivre finalement, dans une société qui nous invite à dominer, à gagner dans une compétition, ils veulent en fait préparer leurs enfants à la compétition sociale. Donc je ne porte pas de jugement sur ce que font les parents, mais je peux inviter aussi à préserver l'hédonisme de l'enfance. Ça veut dire que l'enfance n'est pas qu'une préparation à l'âge adulte, c'est un monde à part. Tout acte éducatif n'est pas stratège, n'est pas voué à construire des enfants qui parlent plusieurs langues et qui qui finalement, ça va leur permettre de travailler dans d'autres pays, tout ça.

Non, il y a aussi peut-être un retour à notre condition de mammifère sur terre, qui passons par cette phase qu'est l'enfance, qui a son propre hédonisme et son propre détachement non-méritocratique de la vie. En fait, voilà, j'invite à revenir au jeu de l'enfant, qui dans lequel en fait, on domine, on est dominé, on perd, on gagne, on s'handicape, on est dans l'incertitude. Et en fait, l'enfant, il sait que ce n'est qu'un jeu.

Il s'entraîne parfaitement à la vie comme ça. Et donc, voilà, c'est peut-être qu'il faut qu'on arrête d'envoyer les enfants dans des activités qui les préparent au futur et puis d'accepter juste qu'ils jouent dans le présent.


Une question vu qu’on arrive sur la fin, mais quand tu regardes le monde aujourd'hui, la société, qu'est-ce qui t'inquiète le plus et qu'est-ce qui, au contraire, te donnent espoir ?


Ce qui m'inquiète le plus, c'est des appellations comme par exemple wauquisme et d'autres considérations qui rangent toute tentative de questionner notre société dans un sac, et puis voilà, on jette ce sac. Et donc en fait, voilà, je m'inquiète de cette résistance et de ce refus de questionner le monde alors qu'en fait c'est notre nature humaine. On ne fait que ça, on ne fait qu'avancer, développer des normes qui conviennent à notre survie en tant qu'espèce.

Donc ça c'est quelque chose qui m'inquiète en ce moment parce que je l'entends beaucoup et je me dis mais en fait accueillons aussi le questionnement et en fait il ne faut pas qu'on finisse par devenir des clans, des clans qui questionnent et d'autres qui conservent et qu'il n'y ait pas de porosité entre ces deux. Et puis, ce qui me rassure, c'est les porosités entre les deux, ça veut dire ce que font les jeunes quand ils prennent la parole qui m'inspire énormément.

Je dis les jeunes parce que j'enseigne et que je les vois et qu'ils m'inspirent énormément, donc je dirais que voilà, ce qui me fait rêver, ce qui me fascine, c'est cette jeunesse qui a a compris et qui est naturellement déconstruite. Alors je me dis, moi je dois faire beaucoup de travail sur mes stéréotypes et mes limites et je les vois naturellement. Tu observes ça toi ? Alors évidemment on a toujours des biais par rapport à où on est, mais dans ce que tu observes en tout cas, il y a une déconstruction qui est presque de fait. En tout cas je suis biaisée par là où je circule, qui sont les jeunes qui viennent écouter ce qu'on dit, donc ils sont déjà au courant. Mais je suis fascinée par la grâce avec laquelle en fait ils pensent ce qu'ils pensent, et donc voilà, et ça, ça m'inspire énormément. Ça veut dire qu'ils le font sans savoir qu'ils le font. Alors qu'en fait, moi je questionne en fait toutes les idées normatives dans lesquelles j'ai baigné, je suis en continuel travail de déconstruction déjà en moi-même et donc je suis fascinée par les personnes qui circulent et qui disent « bah oui, bah bien sûr ». D'accord, ils n'ont pas besoin de déconstruire en fait, c'est juste comme ça et donc ça veut dire qu'il y a quelque chose finalement qui est passé aussi dans la culture. Voilà, et je suis consciente que c'est un prisme assez restreint, mais je suis optimiste du fait que ce prisme existe.


Ok. Trois tips pour réussir sa vie.

Ouh là là !


Les secrets !


Les secrets de la réussite. Du coup, c'est la caractéristique. Alors, je peux dire ne pas trop penser à soi-même, vraiment se détacher de cette obsession d'analyser, de creuser. Donc, en fait, voilà, le plus possible, s'oublier. Parce que quand on s'oublie, quand on ne voit pas le temps passé, c'est là où on est vraiment bien, c'est là où on réussit notre vie finalement.

Je vais dire ne pas nous réduire à nos accomplissements, ne pas nous réduire à nos performances. Nous sommes bien des êtres multiples.

Et puis, accepter de faire des choses dans lesquelles nous sommes nuls, ça c'est aussi bien. C'est en fait se rappeler qu'il y a une grande part dans les choses que nous faisons, que nous faisons pour rien. Nous ne faisons pas pour une utilité. Et donc en fait, pour se développer. Et en fait, si on arrive à apprendre à nos enfants d'accepter de faire les choses dans lesquelles ils sont nuls, déjà on leur permet de développer une mentalité qui est détachée de ce mythe du talent. C'est-à-dire qu'on leur dit que tu avances, tu t'amuses et tu répètes cet acte jusqu'à ce que tu trouves du plaisir. Et en fait, voilà, ça c'est des choses que je suis et et qui font que ma vie, elle est plus douce qu'avant.


Tu mets moins de pression.


Oui, voilà.


Et pour finir, deux livres qui t'ont le plus marqué ou deux oeuvres d'art qui t'ont le plus marqué, qui ont contribué à justement à faire qui tu es ?


En fait, comme je suis très influençable et que je suis façonnée en permanence, je vais dire les deux derniers livres que j'ai lus et que j'ai beaucoup parlé autour de moi.

Donc le premier, c'est Le mythe de l'entrepreneur de Antoni Galluzzo, qui est un essai sociologique très intéressant sur un peu la même chose, mais sur les entrepreneurs, notamment Steve Jobs. Et l'autre, c'est Martin Eden, de Jack London, qui a un parcours de transclasse qui dit tout, qui dit tout et qui parle de cet impasse, et que je trouve magnifiquement écrit et qui m'habite encore, je ne sais pas combien de temps.



Merci beaucoup, Sarah, merci pour ton temps.


Merci, Julien.



Les épisodes à écouter en + :

Pour aller plus loin :












bottom of page