The power of ideas, our disconnection from reality, ancestral fears, internet gone wild, tech billionaires going "meta" while preparing for the apocalypse and the urgent need to be more human.
Douglas Rushkoff est un penseur américain considéré par le MIT comme un des 10 intellectuels les plus influents dans la monde actuellement.
Ses travaux portent essentiellement sur la manière dont la technologie numérique change notre rapport à la culture, à l’argent, au pouvoir et aux autres. Mais ensemble nous parlons de sa vision de l’époque et de ce qui sous-tend les dynamiques actuelles.
Nous abordons les notions de culture et de nature humaine, de récits fondateurs, de peurs ancestrales et il me livre analyse sur la manière de pensée des milliardaires de la tech qu’il connait bien et qui ont aujourd’hui un pouvoir gigantesque sur la manière dont nos idées se forment et dont nous menons nos vies. Une discussion pour moi passionnante qui m’a donné une nouvelle grille de lecture.
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ITW enregistrée le 12 janvier 2023
De quoi parle-t-on ?
00:00 : “Ruskoff ? He is an idiot ! “
02:30 : Theatre, technology and culture
06:00 : Nation states, the end of free labor, domination of nature and Endgame
12:00 : Our ancestral fears
16:30 : Nature vs Culture, and the confusion over what is actually innate
19:40 : The story we tell ourselves
24:00 : Language, symbols, digital tech, manipulation
34:00 : What tech billionaires want : recreating the womb and playing puppet-masters
40:00 : The fear of the richest, preparing the great escape and going meta
47:00 : Financialisation is going meta
49:00 : Team Human vs team robots
53:30 : The urgent to rebuild connexions
59:30 : “They are burning the planet for coins”… How to change our fate ?
01:03:30 : Reasons for hope
01:07:40 : 2 books to read
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Transcript traduit
-Vous voulez commencer par votre expérience française ? - Oui, j'assistais à un évènement appelé le Ars Electronica, qui est un grand festival numérique interactif qui se tient chaque année à Linz, en Autriche. Et ils avaient invité un certain nombre d'entre nous. J'étais encore assez jeune, je venais d'écrire ce livre intitulé Media Virus, qui a lancé toute cette affaire de "média viral", et Paul Virilio était là. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de lui, c'est un grand philosophe français post-moderne, théoricien des médias et il était là sur grand écran. Et un autre intellectuel, Manuel de Landa lui demande : "Alors que pensez-vous des idées de Douglas Rushkoff sur les médias viraux ?" Et Virilio fait : "Rushkoff ? C'est un
idiot !!" Et j'étais déjà tellement content que ce type sache qui j'étais ! Un monsieur important en France. Pour moi, il est comme Derrida, vous savez, ou Baudrillard, quelqu'un comme ça. Qu'il ait su qui j'étais et, deuxièmement, qu'il ait pensé que mon travail mérite un tel niveau de colère ! Vous voyez ce que je veux dire ? S'il avait dit : "Rushkoff ? Oh bof, qui s'en soucie ?" ou "Rushkoff ? Oui, il est pas mal..." Ce n'est pas aussi bien que : "Rushkoff est un idiot !!" Et il l'a dit comme s'il prenait un réel plaisir à me rabaisser de la sorte. Et à ce moment-là, je l'ai pris comme : "Mon Dieu ! Là j'ai réussi quelque chose !"
- Oui, ça signifie que vous étiez important pour lui d'une manière ou d'une autre. - Oui ! Et je me suis senti comme parvenu sur la scène intellectuelle au moment où cet important monsieur, un post-moderne français, venait d'exprimer son dédain pour moi. "C'est génial, je suis dans la place !" (Rires)
- Avez-vous eu l'occasion de lui parler après ? - Non, il n'était pas là-bas physiquement, parce que c'était déjà quelqu'un d'important à l'époque. C'était les années 90. Il devait être retransmis par satellite ou quelque chose dans le genre. Nous n'avions pas encore Zoom à l'époque.
- Oui, j'imagine. Eh bien, je crois que c'est une bonne introduction pour vos idées. Le fait que des gens ne soient pas d'accord avec vos propos, c'est toujours bon signe, je crois. Je trouve toujours intéressant de commencer par essayer de comprendre d'où viennent les idées et aussi quelles lunettes portent mes invités, quels sont leurs angles de vue. Pouvez-vous vous présenter brièvement et expliquer d'où vous parlez ? Quels éléments, expériences ou découvertes importantes ont le plus participé à façonner votre vision du monde - Eh bien actuellement on peut dire, je pense, que je suis un théoricien et penseur sur les questions des médias et de la technologie. Ce qui signifie : examiner l'impact des médias et de la technologie sur les gens, la société et la culture, et donc nécessairement, de regarder la façon dont le capitalisme et la domination s'expriment à travers la technologie, la façon dont ils sont amplifiés par ces technologies. Et ma sensibilité vient du théâtre. J'ai fait de la mise en scène et j'ai commencé à m'impliquer sérieusement dans le théâtre à partir de l'âge de 11 ans. Et vers la fin des années 1980, le théâtre a commencé à m'agacer : ça coûtait très cher à réaliser, seuls des gens riches s'y rendaient. Et le théâtre a toujours eu un arc narratif très conventionnel : crise, climax et dénouement. J'ai appelé ça la courbe de l'orgasme masculin de la narration, où chaque histoire atteint ce point culminant, puis s'effondre et vous allez roupiller. Et j'avais l'impression que le public allait voir des pièces de théâtre pour éviter d'agir, comme substitut à l'action, plutôt que d'aller voir des pièces pour se motiver à faire face à la vie. Et alors que j'étais agacé avec ça et que je cherchais à percer avec un théâtre plus participatif, plus interactif, Internet est arrivé. C'était au tout début, ce n'était même pas Internet, mais lorsqu'on a vu arriver les ordinateurs. Et j'ai cru peut-être naïvement, à la fin des années 80, début des années 90, qu'avec les ordinateurs, les Rave parties, le retour des psychédéliques, les jeux de rôle de fantasy, la fiction hypertexte, les rêves lucides, les états de conscience, etc. nous faisions tous partie du même mouvement culturel qui vise à donner aux gens plus de pouvoir et d'autonomie sur la création de la réalité dans laquelle ils vivent. Et si à l'origine je pensais que le théâtre était le lieu pour expérimenter avec la création de la réalité, j'ai réalisé tout à coup, qu'avec les ordinateurs, on pouvait atteindre de vrais gens, sans approche élitiste ni commerciale. Et bien sûr, en quelques années, le business est arrivé pour prendre le contrôle d'Internet et plutôt que de libérer le vaste potentiel créatif humain, ils ont regardé comment exploiter cette technologie pour contrôler les gens, pour rendre les êtres humains plus prévisibles et en retirer encore plus de profit. Donc au cours des 20 ou 30 dernières années, j'ai examiné cette interaction, cette dynamique, cette lutte pour un pouvoir rendu accessible par ces technologies numériques et j'ai essayé d'aider les gens à être les programmeurs plutôt que les programmés.
- Ce que j'essaie de faire avec ce podcast, depuis maintenant cinq ans, est d'enquêter sur ce qui façonne le monde et d'essayer de décortiquer les différentes structures et dynamiques afin de comprendre pourquoi les choses se passent de cette façon. Vous avez mentionné la technologie, qui est une structure. Il y a l'économie, le capitalisme, qui est une autre structure, avec ses règles qui font que les choses se passent d'une certaine manière et que certains événements se produisent ensuite, etc. Vous avez mentionné le fait que vous avez commencé à réfléchir en racontant des histoires et que c'est quelque chose qui peut avoir beaucoup d'influence. Et la technologie est un moyen qui permet de
raconter des histoires d'une autre façon. Je voudrais commencer par là : comment décririez-vous le récit dominant d'aujourd'hui ? Le narratif actuel dominant qui, grâce à la technologie - mais nous reviendrons là-dessus un peu plus tard - façonne l'essentiel de notre culture, de nos vies et donc de nos comportements, en Occident, tout du moins ? - Je pense que le récit dominant dans lequel nous vivons, c'est celui qui nous a fait sortir de la fin du Moyen Âge et passer à la Renaissance. L'histoire que vous avez connue en France, je dirais à l'époque de Philippe le Bel, vous savez, quand Philippe le Bel a interdit les devises locales et a utilisé les Templiers pour tuer quiconque les utilisait et a instauré son étrange monnaie centrale, qu'il continuait de dévaluer pour pouvoir extorquer de l'argent au peuple. C'est vraiment à ce moment-là qu'a été mis en place un certain nombre de récits. L'un d'eux était que nous vivions dans des États-nations plutôt que dans des Cités-États. Les Cités-États étaient ces communautés organiques d'individus qui ont construit tout autour des marchés et de quoi répondre à leurs besoins. Les États- nations étaient des limites artificielles créées autour des territoires où des mythologies ont été mises en place : "Non, tu n'es pas Vénitien, tu es Italien ! - Qu'est-ce que c'est que ça ?! - Eh bien c'est ce que tu es !" Voilà votre mythe ! Et cette façon de faire remonte jusqu'à la Torah, vous savez, où les tribus d'Israël ont ce mythe selon lequel chacune de ces tribus descendait d'un des frères dans la lignée d'un homme prénommé Jacob. C'est de là que nous venons tous, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à prendre cette Terre de Canaan : voilà qui nous sommes. Ok. Il y a donc ces mythes. Donc le mythe de l'État-nation combiné avec le mythe du capitalisme. C'est à ce moment-là que nous avons eu une monnaie centrale, qui est prêtée à des personnes avec intérêts, puis remboursées à l'autorité centrale. Et quand nous avons eu une corporation ou un monopole reconnu : plutôt que d'avoir des personnes travaillant pour elles-mêmes, qui puissent échanger entre individus dans une société de pair à pair, comme c'était le cas à la fin du Moyen Âge où on se débrouillait vraiment assez bien... On en parle comme si c'était les temps obscurs, mais ce n'était pas le cas. C'était une époque très prospère où les gens étaient en bonne santé et travaillaient trois ou quatre jours par semaine, c'était merveilleux. Au lieu de ça, nous nous sommes retrouvés face à des monopoles, ou des proto-corporations, où désormais nous vendions notre temps plutôt que notre valeur. Voilà donc l'histoire dans laquelle nous avons vécu depuis. Et chaque domaine d'investigation est dominé par la même idée de contrôler les gens et d'en tirer profit, plutôt que de laisser les gens créer de la valeur et de l'échanger les uns avec les autres. Donc même quand on revient à la création des sciences, si on prend Francis Bacon, à la même période, au début ou au milieu de la Renaissance plutôt, quand il fonde ce que nous appelons aujourd'hui l'empirisme et quand il essaie de vendre cette idée de science empiriste aussi bien à l'Église qu'à l'Académie Royale des Sciences, il déclare : "La science empiriste nous permettra de prendre la Nature par les cheveux, de la mettre à genoux et de la soumettre à notre volonté." Donc la science est née comme un moyen de dominer la Nature, de la contrôler. Je veux dire que c'est un fantasme de viol : empoigner la Nature comme si c'était une femme qu'on tenait par les cheveux et qu'on soumettait à notre volonté. Nous vivons donc dans une vision de la réalité, dans une vision du monde où le business, la technologie et la science sont tous des moyens de contrôler les gens, de contrôler la Nature et de tout soumettre à notre volonté. Alors nous conquérons, nous vainquons. C'est comme ça que nous avons eu la colonisation : vous colonisez des lieux, vous écoutez Hobbes lorsqu'il dit : "Ne vous inquiétez pas pour les Amérindiens, ils sont comme des arbres ou des buissons, vous pouvez les dominer." Et je pense que nous en sommes toujours là. Nous regardons toujours le monde, la population, les marchés à travers ce prisme militariste et colonial, pour gagner. Et si vous regardez la culture populaire, c'est comme un film Marvel. Où est-ce que ça va ? Le film Marvel nécessite une fin de partie. Ils ont même sorti les Avengers : Endgame (Phase Finale), vous voyez ! Vous ne pouvez que vaincre le camp adverse ! Mais tout ça ne marche plus... Je pense que nous sommes arrivés au bout de ce récit.
- Je voudrais rester un peu sur les origines de tout ceci, juste pour comprendre. Pensez-vous que ça découle des valeurs occidentales, par exemple du mythe d'Adam et Eve, où vous êtes séparé de la Nature et vous devez peupler le monde : "Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre..." et qui revient avec Descartes, à la Renaissance en France, où vous pensez qu'avec la raison et ensuite la science vous pouvez tout comprendre, et vous percevez la Nature comme quelque chose de séparé de nous, que vous pouvez conquérir et dominer ? Ou est-ce quelque chose qui a un peu toujours été là, depuis le début de la civilisation, où l'idée de séparation lui serait intrinsèquement liée ? Je ne sais pas si vous avez réfléchi à cela ? - Oui... Il y a quelque chose d'un peu différent chez les humains. Vous savez que nous autres, les humains, nous sommes un peu plus conscients, de nous-mêmes et de notre situation complexe. Nous vivons un peu moins dans
l'instant présent. Mais j'adorerais, comme d'autres, pouvoir blâmer, vous savez, la toxicité de l'homme blanc. Ou comme Riane Eisler, je pourrais blâmer la métallurgie : l'invention de l'épée et des chaînes, qui ont permis la domination et l'esclavage des uns sur les autres. Mais je regardais la réédition de 2001 L'Odyssée de l'Espace, le film de Kubrick, et au début du film, avant qu'on ne parte dans l'espace, on voit ces hommes-singes : ils se battent avec des bâtons, des pierres, etc. Mais il y a une scène où les hommes-singes - et désolé, je ne sais pas comment il faut les appeler, s'il s'agit de singes ou d'humains. Ils sont un peu entre deux, des hominidés. Donc c'est la nuit, et quatre d'entre eux sont assis, adossés à une petite falaise. Ils sont éveillés et vous entendez quelque part aux alentours un tigre à dents de sabre qui gronde... Et ils sont assis, apeurés. Et en regardant ça, je me suis demandé pendant combien de dizaines ou de centaines de milliers d'années nos ancêtres ont vécu ainsi, dans la peur d'être mangé par quelque chose dans le genre. A quel point tout ceci est enraciné, ancré dans notre conscience ? Et je peux comprendre qu'après avoir passé plusieurs centaines de milliers d'années assis la nuit, dans l'angoisse d'être dévoré par un tigre, vous vouliez installer autant de murs, de clôtures, d'antibiotiques et autres pour vous protéger de ce genre de menaces. C'est vraiment difficile d'arriver à ce moment où vous pouvez dire : "Là ok, je me sens suffisamment en sécurité pour arrêter." Parce que nous sommes tellement... "programmés" est un mauvais mot pour décrire ça, ça renvoie trop à l'informatique, mais je crois que nous sommes tellement enclins à éliminer autant de menaces existentielles que possible. Et maintenant nous sommes parvenus à un point où, à force d'éliminer autant de menaces existentielles que possible, nous avons créé des effets secondaires, de nouvelles menaces existentielles. Les murs que nous avons construits pour garder le tigre à dents de sabre en dehors nous tombent dessus, à présent. Donc voilà, il y a un équilibre que nous devons trouver
- J'aimerais rester un peu là-dessus parce que je trouve très intéressant de partir de l'idée selon laquelle vouloir échapper à cette peur est à l'origine de beaucoup de nos comportements. La peur de la mort, la peur d'être exclu, la peur de manquer de nourriture... Il existe des instincts primitifs, des instincts claniques, dont on peut discuter. Nous avons également mentionné le fait que nous avons cet instinct, ou plutôt que nous sommes dans cette culture de la conquête, qui nous pousse à explorer d'autres endroits, toujours à la recherche de l'étape suivante. - Oui, je ne sais pas si c'est inné... - Pouvez-vous me parler de ça ? Comment est-ce que cela façonne le monde d'aujourd'hui ? - Oui, cette recherche de l'impérialisme, je ne sais pas à quel point c'est instinctif. C'est intéressant à voir et je ne connais pas suffisamment l'histoire de chacun pour voir comment ça émerge. Gengis Khan l'a fait, d'autres gens l'ont fait, en dehors de Napoléon et Alexandre en Occident. C'est arrivé aussi ailleurs. Il y a eu les empires Japonais, etc. Donc ça arrive. Ce qui m'intéresse davantage, je crois, c'est comment on en vient à ne voir que cette unique possibilité. À quel moment nous décidons que c'est une loi de la Nature ? La base de mon travail consiste à essayer de faire quatre choses : la première chose est de "dénaturaliser" le pouvoir. Comment faire, devant ces systèmes qui nous dominent, pour aider les gens à comprendre que non, le capitalisme n'est pas une loi naturelle. C'est un ensemble des règles mises en place il y a très longtemps. Les quatre choses que j'essaie de faire, c'est de dénaturaliser le pouvoir, de faire appel à la capacité d'action des gens, c'est-à-dire leur faire sentir qu'ils peuvent reprogrammer le monde dans lequel ils vivent. La troisième est de resocialiser les gens, de recréer un rapport de camaraderie. Et quatrièmement, de cultiver un sens de l'émerveillement et de la connexion. Parce qu'à partir du moment où vous ressentez de l'émerveillement pour quelque chose, vous ne voulez plus la dominer, vous voulez juste en faire l'expérience. Mais pour la première question, la dénaturalisation du pouvoir, c'est là que c'est intéressant de commencer par l'Histoire, parce que vous pouvez dire : "Regarde, ce n'est pas de l'argent. C'est quelque chose qui a été inventé au 13ème siècle par quelques rois qui ont cherché à consolider leur pouvoir face à une classe moyenne montante en interdisant tout le reste. Philippe le Bel a embauché les Templiers pour renforcer son autorité. Et désormais, parce que nous sommes nés dans ce monde, c'est tout ce que nous voyons. C'est comme si vous aviez grandi dans un monde où il n'y a que des ordinateurs Macintosh, où il n'y aurait qu'Apple, vous ne sauriez pas ce qu'est un système d'exploitation. Vous diriez simplement : c'est un ordinateur. Donc comment faire comprendre aux gens qu'il y a d'autres systèmes d'exploitation culturels à notre disposition ? Que nous n'avons pas nécessairement besoin d'une révolution pour commencer à déployer de nouvelles stratégies culturelles ?
- J'aimerais qu'on analyse un peu ça, ce qui façonne notre système de croyances actuel. Comme vous l'avez dit, il est important de réaliser qu'il existe des croyances que parfois nous avons tendance à prendre pour des lois de la Nature. Il faut distinguer les constructions naturelles des constructions humaines. Vous avez mentionné le fait que nous sommes toujours à la recherche de la prochaine étape : après la vie, il y a la mort, et ensuite il y a le paradis. Quand on aura épuisé les ressources de la Terre, il y aura Mars... Pouvez-vous nous parler de l'importance de ces récits et comment ils influencent notre trajectoire actuelle, selon vous ? - Lorsqu'on raconte des histoires qui ont un début, un milieu et une fin, nous devenons impatients et intolérants au milieu. Nous voulons savoir : "Où est mon cookie ?! Où est mon orgasme ?! Où est mon truc ?! Comment est- ce que ça se termine ?!" Et nous vivons maintenant dans une société qui est tellement accro aux fins que les gens préfèreraient que le monde se termine par une grande apocalypse plutôt que continuer à avancer simplement, de façon indéfinie. Ils préfèrent croire à une grande conspiration maléfique des démocrates et des Juifs pour sucer le sang des gens et qui seront punis. Le monde est complexe : c'est affreux, difficile... C'est pourquoi il est si difficile d'adopter un modèle de durabilité. Parce que la durabilité suggère que ça va juste continuer comme ça. Et pour eux, ce n'est pas envisageable. C'est pourquoi j'ai beaucoup parlé ces derniers temps du tantra. J'ai l'impression que si les gens découvraient le tantrisme, ils réaliseraient qu'il est aussi possible de ne pas jouir, que ce n'est pas un problème. Il y a d'autres choses à explorer, l'orgasme n'est pas une obligation. Ce serait alors plus facile. Mais le problème est que le modèle que nous avons maintenant, avec la technologie, c'est le modèle de la start-up : vous arrivez avec votre idée, vous levez des fonds, vous faites un carton... Et puis là vous avez votre stratégie de sortie pour revendre l'entreprise à quelqu'un d'autre et vous filez avec un milliard de dollars, en multipliant votre mise de départ par mille ou un million. Peu importe ce que fait l'entreprise, il vous suffit de vous réorienter vers ce qui vous permettra d'en sortir. Et ici en Amérique, nous n'avons pas, vous savez, d'État social. Donc le but du jeu est de gagner assez d'argent pendant que vous pouvez travailler pour pouvoir subvenir à vos besoins une fois que vous serez vieux. C'est comme ça que ça fonctionne. Ça a été mis au point pour ne pas avoir à prendre en charge les personnes âgées. Personne ne vous prendra en charge : ni vos enfants, ni votre communauté. Je veux dire : quelle créature dans la Nature fait ça ?! Vous devez mettre de côté suffisamment de nourriture pendant quand vous êtes jeune, de façon à pouvoir la manger ensuite jusqu'à votre mort ! Ça crée alors toute une anxiété autour de : "J'ai besoin d'un boulot. J'ai besoin d'un plan de retraite. Je dois épargner cet argent." Et quand vous épargnez cet argent pour votre retraite, où est-ce que vous le mettez ? Vous l'investissez dans les grandes entreprises, parce que ce sont elles dont les titres vous rapporteront votre argent. Et ce sont les mêmes sociétés qui vous ont exploité par le passé qui veulent que vous viviez ainsi. Donc nous sommes tous pris dans ce même récit, ce parcours de vie. Ça devient vraiment difficile pour les gens de se regarder et de se considérer, les uns les autres ainsi que la communauté, comme une source de pouvoir.
- Je voudrais qu'on regarde en quoi tout ceci est problématique. Parce que c'est aussi beaucoup lié aujourd'hui à la structure de l'économie de la tech et au fait que les gens qui sont aux commandes et qui ont beaucoup de pouvoir sont en partie façonnés par ces mêmes récits. J'aimerais qu'on commence par la technologie parce que je ne sais pas à quel point les gens qui nous écoutent savent comment les choses fonctionnent et à quel point nous sommes influencés. Aujourd'hui, nous passons beaucoup de temps devant des écrans, à interagir avec des algorithmes et cela façonne notre rapport au monde et nos comportements, nos choix. Pouvez-vous nous donner votre analyse sur la place que prennent désormais les technologies numériques, en particulier, dans nos vies ? A quel point ceci est important et à quel point cela nous change, nous façonne et influence notre trajectoire ? Que devons-nous comprendre de ces outils et de leur fonctionnement qui est méconnu de la plupart des gens ? - Hmm... C'est délicat d'en parler parce que si on regarde ce qui se passe, ça peut sembler si négatif et si effrayant qu'on pourrait se sentir complètement impuissants. Et je veux éviter ça. Il y a maintenant un mouvement aux États-Unis appelé "Humane Technology", où des individus qui ont participé à la création des réseaux sociaux et de certaines des plateformes les plus manipulatrices ont finalement réalisé que ça faisait du tort aux gens, et ils ont décidé de changer leurs façons de faire. Mais ils se prennent pour des sorciers et croient que leurs technologies contrôlent vraiment les êtres humains et leurs comportements. Donc maintenant, au lieu d'utiliser leur super-pouvoirs technologiques pour que les gens achètent des choses, ils veulent les utiliser pour améliorer le cerveau et les facultés humaines. Pour faire de nous des humains augmentés. Et ces deux idées sont aussi
stupides l'une que l'autre. Vous n'utilisez pas la technologie pour changer les gens, pour les programmer. Les êtres humains ne sont pas des ordinateurs. Nous sommes des êtres vivants et sacrés : ne programmez pas les gens ! Donc après cet avertissement, les technologies numériques pouvaient potentiellement, à l'origine, nous délivrer de l'industrialisme. Elles marquent un tout nouvel Âge, comme on a eu un âge de bronze, de l'électronique, de la radiodiffusion, nous avons une ère numérique. Et le numérique est quelque chose de différent. Le numérique est un système de symboles. Le numérique est comme une méta-architecture. C'est comme le langage. Imaginez les premiers hommes : si vous ne saviez pas que vous étiez un homme des cavernes, qui ne sait pas parler, qui ne sait pas que le discours existe, et que vous vous promeniez vers une tribu voisine dans laquelle vous voyiez un individu faire : "Bla-bla-bla-bla-bla." Et tout à coup d'autres personnes se mettent à faire des choses. Vous vous seriez dit : "Wow ! Qu'est-ce que c'est que ce truc, ce bla-bla-bla ?!" Ce bla-bla-bla, c'est une couche, c'est comme un logiciel : une couche qui se superpose à la réalité. C'est le premier monde virtuel. C'est cette carte que les gens utilisent : ce n'est pas le monde lui-même, mais ça va clairement influencer le monde. Le numérique, c'est cette vaste chose, cette autre couche, cette autre plateforme que nous utilisons pour représenter la réalité et même pour dicter une grande partie de ce qui se passe dans la réalité. Donc ceux d'entre nous qui ont vu venir ça à la fin des années 80 et au début des années 90, que nous allions construire une seconde peau sur notre monde, une seconde peau de symboles, exactement comme les gens qui ont inventé l'écriture se sont dit : "Oh mon Dieu, nous allons représenter le monde en textes, en écritures. Qu'est- ce que ça veut dire et qu'est-ce que ça va changer ?" Et ça a tout changé ! La perspective judéo-chrétienne pour s'en servir a été de dire : "Eh bien, si nous pouvons écrire des choses, rédigeons un contrat avec Dieu !" C'est ce qu'est la Torah, c'est un engagement : "Passons un marché : qu'attendez-Vous de nous ? Qu'est-ce que nous devons faire pour Vous ?" Et rédigeons ça. C'est un contrat. Écrivons notre Histoire, écrivons notre avenir, créons ce que nous sommes. C'est un outil vraiment intéressant ! Écrivons des lois ! Nous pourrions écrire des lois et ensuite les gens auront à les suivre : "Si tu pénètres sur ma propriété, voilà ce que tu me dois." Et ça a tout changé. Nous avions désormais une représentation virtuelle de notre monde. Et bien le numérique, c'est pareil. Beaucoup de gens y ont vu une opportunité pour réécrire les contrats. Réécrire les contrats entre les travailleurs et les patrons - c'est probablement le plus grand truc -, entre les citoyens et le gouvernement. Nous vivons dans ce que les informaticiens appelleraient un univers en lecture-écriture. Nous vivions dans des médias en lecture seule, comme les livres et la télévision : vous pouvez les lire, mais vous ne pouvez pas changer ce qui se passe à la télévision. Les ordinateurs sont en lecture-écriture, ce qui veut dire que maintenant, l'utilisateur peut changer ce qui s'y passe. Vous avez la possibilité de reprogrammer. Tout le monde peut participer à l'écriture, désormais. Cette possibilité était si importante aux yeux de ceux qui étaient là au départ, qu'ils se sont dit que ça allait être intéressant ! Nous nous dirigions vers une relation beaucoup plus consensuelle, les uns avec les autres, afin de construire la société comme une sorte d'organisme collectif. C'est pourquoi les Rave parties, figurez-vous - ça peut sembler idiot aujourd'hui - mais ces rassemblements semblaient être un vrai symbole de ce que nous faisions. Au lieu d'aller assister à un concert de rock et à être en adoration devant un type à cheveux longs qui se masturbe sur scène avec sa guitare, maintenant nous nous retrouvions tous ensemble à nous regarder. Les DJ à l'époque étaient anonymes, vous ne les voyiez même pas. C'était juste la musique. Vous étiez tourné vers d'autres gens et vous dansiez avec eux. C'était quelque chose de différent. Et Internet semblait être ce lieu fantastique, où plutôt que de s'asseoir et de regarder la télévision, nous allions entrer dans la danse créative d'un média les uns avec les autres, pour créer ensemble une nouvelle réalité. Le problème, bien sûr, c'est que nous étions si nombreux à nous connecter que des grandes entreprises ont débarqué. Wired Magazine est arrivé et a dit :"Oh non non non non ! Il ne s'agit pas de gens qui jouent les uns avec les autres. Ceci est le meilleur outil que nous ayons jamais eu pour tirer profit des individus ! Nous pouvons manipuler les gens en temps réel." Ils ont donc repris les meilleures techniques de la psychologie freudienne et de la psychologie pavlovienne, et ils ont transformé Internet en une boîte de Skinner, qui est un mécanisme de contrôle comportemental. Et ils ont utilisé tout ce qu'ils connaissaient sur la finance comportementale - qui n'est autre que la science qui étudie la façon d'amener les gens à faire des choses contraires à leurs intérêts - et à intégrer ça sur leurs plateformes. Donc, d'un côté, nous avons l'avantage d'avoir un GPS dans notre téléphone pour pouvoir aller quelque part sans utiliser une carte. Mais d'un autre côté nous sommes aussi devenus impuissants, parce que nous suivons l'itinéraire qu'on veut nous faire prendre, et qui se trouve être la route qui passe devant le McDonald's et le Dunkin Donuts... Et vous savez, les restaurants qui vont apparaître sur la carte sont ceux qui ont payé pour y apparaître, ceux qui participent à la culture à laquelle ils veulent que nous donnions notre argent. Et ils comprennent qu'en utilisant ces technologies qui visent à nous rendre plus prévisibles, leurs profits augmentent, en même temps que diminuent les comportements marginaux, les initiatives et les mutations chez les individus.
Donc je trouve préoccupant que nous vivions dans un environnement numérique dont la plupart d'entre nous ignore comment il a été programmé. On le confond avec la réalité et il est conçu pour que nous nous comportions de façon contraire à nos propres intérêts. Et la façon dont il le fait est en nous aliénant progressivement les uns des autres. Par exemple, lorsque vous établissez un contact visuel, lorsque vous entrez en interaction avec un autre être humain, toute votre psychologie et votre physiologie se réajustent de façon positive : vos neurones miroirs s'activent, de l'ocytocine est libérée dans votre circulation sanguine, vous ressentez une connexion, vous éprouvez de l'empathie et vous vous sentez en équilibre. La peur existentielle disparaît. Lorsque vous vous retrouvez scotché sur Facebook, sur Instagram et ces services, ils sont conçus intentionnellement pour créer l'effet contraire : pour vous faire sentir détaché, seul et anxieux, pour que vous cliquiez désespérément pour acheter des trucs et leur communiquer davantage de données personnelles. C'est donc un outil très puissant, qui crée un cercle vicieux qui amplifie l'aliénation, l'anxiété et le temps passé devant les écrans. On devient accro au numérique parce que ça ne mène à rien. Si ça fonctionnait, on serait satisfait et on pourrait ensuite rentrer à la maison et faire l'amour. Mais parce que ça ne fonctionne pas, on continue de cliquer, trouver autre chose et autre chose... Et nous sommes maintenant à un moment où nous ne pouvons plus nous permettre de faire ça. Nous avons besoin d'établir une forme de sensibilité collective.
- On va aborder ça. Mais j'aimerais aussi comprendre pourquoi c'est comme ça. Je comprends que l'objectif est de gagner de l'argent : déformer le comportement des gens pour en tirer profit, comme vous dites, capter leur attention. Mais vous savez, ces géants de la tech sont contrôlés par une poignée d'individus, principalement dans la Silicon Valley - ou en Chine, c'est différent. Mais pour l'Occident, tous les outils sont conçus au même endroit, par les mêmes types d'individus, des ingénieurs, essentiellement des hommes. Et ils prennent des décisions liées à leur fonctionnement : ce que ces technologies doivent faire ou ne pas faire. Donc ce que ces gens pensent et croient a un impact énorme sur le monde. Comme vous connaissez bien cet écosystème, qu'est-ce que vous pouvez dire de cette culture de la tech et ce que vous appelez aussi, je crois, "l'état d'esprit", le système de croyance et cette volonté de passer au niveau "méta", comme vous dites, afin de rajouter ces couches ? Dans quel but ? Qu'est-ce qui motive ça ? - Eh bien c'est drôle, à l'origine j'ai blâmé le capitalisme : nous voilà avec ce bel outil d'Internet avec lequel nous essayons de faire émerger une nouvelle conscience collective et voilà que les hommes d'affaires débarquent. Et d'un côté ce n'est pas faux. Nous n'avions pas réalisé à quel point ils seraient puissants. Il y avait un gars, qui était le parolier du groupe Grateful Dead, nommé John Barlow, qui a écrit quelque chose appelé "la Déclaration d'indépendance du cyberespace". Et ce texte avait quelque chose de très séduisant. Ça disait : "Gouvernements du monde, méfiez-vous ! Nous n'avons plus besoin de vous ! Nous allons créer un nouvel espace. Laissez-nous tranquilles ! Nous n'avons plus besoin de vous, de vos lois, de vos gouvernements et de vos États-nations. Nous allons construire quelque chose de nouveau, laissez-nous tranquilles !" Et nous avons "tous"... enfin la contre- culture a adopté cela, parce que le gouvernement se présentait comme l'ennemi de la technologie, à ce moment- là. Le FBI faisait des descentes dans les maisons des hackers, qui étaient seulement des enfants innocents qui entraient par effraction dans d'autres ordinateurs. Vous pouviez les faire cesser, mais ce n'était pas nécessaire de faire des descentes armées.
- Oui, comme pour Aaron Swartz... - Oui, mais même avant ça. C'était des ados de 14-15 ans. La police débarquait chez eux, les familles étaient plaquées au sol, menottées... la totale ! C'est qu'ils avaient peur : le gouvernement ne comprenait pas ce que ces enfants de 14 ans faisaient avec un ordinateur. Donc le gouvernement s'est lui-même présenté comme un ennemi et nous avons pensé : "Super, débarrassons-nous d'eux !" Ce que nous n'avions pas réalisé, c'est que si vous vous débarrassiez du gouvernement, ça allait renforcer le pouvoir des entreprises. Vous savez, les gouvernements et les entreprises s'équilibrent dans le monde, un peu comme les champignons et les bactéries s'équilibrent dans le corps humain : si vous vous débarrassez des uns, les autres se multiplient. Donc en se débarrassant du gouvernement, c'est le business qui s'est implanté. Donc c'est un peu comme ça qu'on peut voir l'histoire. Les entreprises sont arrivées et ont utilisé ces outils pour exploiter les gens, et voilà ! Et ceux qui réussissent le mieux, ce sont les milliardaires. Vous obtenez donc Elon Musk et Peter Thiel, les libertariens. C'est un état d'esprit libertarien qui faisait d'eux les vainqueurs. Et c'est en partie vrai. Mais je me souviens que j'étais avec Timothy Leary lorsqu'il lisait l'un des premiers livres sur le monde d'Internet. Il s'intitulait "The media lab".
C'était écrit par Stewart Brand, qui était une grande figure de la contre-culture des années 60. Il faisait partie du groupe des Merry Pranksters. Il a écrit ce livre sur un nouveau laboratoire d'étude sur les médias au MIT, où ils commençaient à travailler sur le numérique. Et Timothy Leary, grand pionnier militant pour l'usage des psychédéliques, lit ce livre avec un feutre, en entourant des choses. Et je me dis : "Il doit adorer ce livre !" Quand il parvient au bout du livre, il le referme sèchement et le jette à l'autre bout de la pièce en grognant. Je lui demande : "Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui ne va pas ? - Pour commencer, moins de 3% des noms de l'index sont des femmes. Qu'est-ce que ça te dit ?" Et puis il dit : "Tu vois, ces chercheurs du MIT, ce qu'ils essaient de faire, c'est de créer un nouvel utérus. Leurs propres mères sont incapables d'anticiper tous leurs besoins et maintenant ils veulent construire une mère numérique, à l'intérieur de laquelle ils pourront vivre, qui connaîtra tous leurs désirs à l'avance, ils auront accès à tout : sexe, nourriture... et n'auront plus jamais besoin de s'adresser à une autre personne !"
- Et passer la journée en pyjama ! (rires) - Oui. Mais sans interagir avec de vraies personnes. Les autres gens sont une menace. La technologie est plus prévisible que les individus, que les femmes, que la Nature, que le sol, que les ténèbres et que la lune... Vous voyez, tout ce que craignait Francis Bacon quand il a dit : "Prenons la Nature par les cheveux et mettons-là à genoux, soumettons-là à notre volonté." C'est la même idée que ces gars-là, c'est la même trajectoire. Il y a des types qui étaient peut-être déjà plus enclins à un comportement autistique. C'est assez caractéristique des gens qui s'absorbent dans l'informatique : beaucoup d'entre nous ont de petites angoisses sociales, peut-être un peu amplifiées par rapport à d'autres gens. Et tout à coup, vous avez : "Oh, nous pouvons construire ce fantasme utilitariste où tout le monde serait prévisible et ferait ce qu'il est censé faire."
- C'est ce que vous appelez le méta-univers, cette nouvelle couche superposée au monde ? - Oui, c'est ça, d'une certaine manière. Cette idée de : "Je peux m'élever au-dessus des autres et diriger le monde comme si j'étais un marionnettiste à un étage supérieur." Mais l'autre truc avec le méta, c'est qu'on peut considérer que depuis le début, ces gars-là essaient de faire des dégâts... ou disons plutôt qu'ils essaient de dominer les choses, mais qu'ils tentent d'échapper eux-mêmes aux dommages qu'ils causent. Comme ces milliardaires que j'ai rencontrés, qui m'ont dit...
- Oui, parlons de cette histoire que vous racontez dans votre dernier livre. - Oui, ça montre bien cet état d'esprit. J'ai été invité pour faire une une conférence devant de riches investisseurs dans la tech et technologues, et il s'est avéré qu'ils ne voulaient pas que je fasse une conférence. Ils ont juste fait rentrer cinq hommes dans la pièce verte où je me préparais et ils ont commencé à me poser des questions sur leurs bunkers, leurs bunkers pour l'éventualité d'un effondrement. L'un d'eux voulait transférer sa conscience dans le Cloud (nuage informatique), mais la plupart d'entre eux construisaient des installations en Nouvelle- Zélande ou en Alaska, là où ils iraient après la Catastrophe. Ils pensaient tous qu'un événement allait se produire, que ce soit une catastrophe nucléaire, le changement climatique, une pandémie, une révolte sociale ou une forme d'impulsion électromagnétique qui ferait s'effondrer la civilisation... et en vue duquel il leur fallait construire une forteresse qu'ils pourraient défendre. Et j'ai réalisé que les gens les plus riches et les plus puissants au monde - ou du moins ceux que j'avais pu rencontrer - ne se préparaient pas seulement, mais qu'ils fantasmaient presque activement cette réalité. C'est presque comme s'ils voulaient que ça se produise. Ils veulent échapper au reste d'entre nous. Et c'est ce que je veux dire, en grande partie, par passer au niveau "méta". Avant, vous pouviez échapper à ce que vous aviez fait en allant plus à l'ouest, en conquérant plus de gens. Si vous étiez à court d'argent, vous trouviez des gens de couleur dans une région du monde qui n'avait pas encore été exploitée, vous en faisiez des esclaves, vous preniez ce qui était à eux, construisiez des usines et vous appeliez cela une réussite économique. Vous prétendiez avoir développé un nouveau territoire, alors que vous n'aviez fait que le coloniser. Mais je crois qu'une fois que nous sommes parvenus au bout de la Californie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous n'avions plus vraiment d'endroits à coloniser. La technologie numérique est devenue un moyen de créer une nouvelle surface sur le marché, un nouvel endroit à coloniser. Plutôt que de coloniser d'autres peuples, on coloniserait l'attention des gens, nous allions coloniser l'esprit humain. Mais le but du jeu, pour eux, a toujours été de construire un véhicule qui puisse aller suffisamment vite pour pouvoir échapper à ses propres gaz. Comment échapper aux externalités de votre propre fonctionnement ? Vous continuez à avancer. Et quand vous commencez à manquer de place, quand vous ne pouvez plus aller assez vite, vous passez au niveau
méta : vous vous élevez d'un cran au-dessus de tout le monde. Il y a un milliardaire de la technologie nommé Peter Thiel, qui a fondé Palantir - qui est le plus grand réseau d'espionnage - et il a participé à lancer PayPal et d'autres choses... C'est un homme très étrange. Mais il a publié un livre intitulé "De zéro à un" dans lequel il s'agit uniquement de passage au niveau méta. L'idée est que tout le monde est en compétition ici, sur le terrain. Si vous voulez une entreprise prospère, ou réussir dans quoi que ce soit, vous vous élevez d'un niveau au-dessus des autres. Il dit : "D'un ordre de grandeur au-dessus d'eux. Et vous créez la plateforme sur laquelle tout le monde sera en compétition". Donc si tout le monde a ces petits commerces ou autres, vous créez la plateforme qui va agréger tous ces commerces. Vous créez le site Web qui agrège tous les autres sites Web. Vous vous élevez d'un niveau au-dessus. Mark Zuckerberg, lorsque l'entreprise Facebook change de nom... Facebook était déjà du Web 2.0, comme on dit, du web participatif. Lorsque Facebook est devenu méta, sur le web original, tout le monde possédait alors son propre site web. Donc il dit : "Non, je vais faire un site qui permettra à tout le monde de se créer son propre site web - ce qu'est, en réalité, une page Facebook. Donnons-leur une page web, mais qui soit dépendant de ma propre plateforme." Il est ainsi passé à un méta-niveau sur le net. Et lorsque l'entreprise Facebook change de nom, qu'est-ce qu'il fait ? Il crée une nouvelle entreprise appelée Meta ! Littéralement Meta = un niveau au-dessus. Il en fait donc son label, de cette idée de passer méta. Stewart Brand, lorsqu'il parlait de l'Internet, disait qu'il ferait de nous des dieux, à un niveau au-dessus du reste de l'humanité. Donc tous ces gens, même Zuckerberg quand il parle de ce qu'il fait, son modèle c'est Auguste César ! Durant sa lune de miel, sa femme s'est plainte que tout ce qu'il voulait faire, c'était de regarder les objets ayant appartenu à Auguste. Même sa coupe de cheveux, c'est pour ressembler à Auguste, c'est intentionnel. Et on devrait s'estimer chanceux que ce soit Auguste et pas Caligula, ce serait pire ! Mais son modèle reste un dictateur romain. Et c'est parce qu'ils veulent être à un niveau au-dessus, un ordre de grandeur au-dessus tout le monde. C'est pour être en sécurité, comme disait Leary : vous êtes en sécurité dans votre utérus numérique, un niveau au-dessus du reste de l'humanité. Vous êtes l'architecte qui dirige l'humanité à travers des symboles numériques plutôt que d'être sur le terrain avec tout le monde. Et c'est pourquoi à la fin il faut une échappée totale : vous téléverser sur le cloud, aller sur Mars, partir sur une île au milieu de nulle part... Ils comprennent que leur impact sur le monde est si destructeur qu'ils vont avoir besoin d'une issue. Ils veulent littéralement nous laisser derrière !
- Est-ce qu'ils sont conscients de ça ? Est-ce qu'ils sont conscients du tort qu'ils causent ou est-ce qu'ils sont convaincus de faire ce qui est bien ? A quel point sont-ils cyniques là-dessus, d'après vous ? - Ça dépend de qui vous parlez. Certains d'entre eux croient les deux à la fois. Certains pensent qu'ils accomplissent une grande œuvre, qu'ils sont probablement les sauveurs du monde, mais que si le monde n'est pas à la hauteur du défi, si ces horribles gouvernements ne nous laissent pas remplacer toutes les voitures par des véhicules automatiques et remplacer toutes les énergies par notre type d'énergie, faire du clonage, utiliser des nanotechnologies et construire des robots... alors ces pauvres humains vont mourir. Mais nous, nous aurons une échappatoire.
- Oui, ils ont toujours une issue de secours. Il y a toujours l'idée de se "hedger", de se couvrir contre les risques. - Oui, et ils investissent dans des Hedge Funds (fonds de couverture), alors ils se couvrent. C'est ce qu'a dit un des milliardaires auxquels j'ai parlé : "Vous voyez, mon analyste dit qu'il y a 20% de risque d'un événement catastrophique durant ma vie, donc je consacre 20% de mon argent pour me préparer à cette éventualité."
- Diriez-vous que cette attitude, que cet état d'esprit est avant tout lié aux milliardaires ou à la technologie ? Qu'est-ce qui l'influence le plus ? - Les deux à la fois...
- Parce que dans cette volonté de s'élever à un méta-niveau, on peut se demander par exemple si, selon vous, quelque chose comme la dette peut être considéré comme "méta" ? Comme une couche virtuelle qui se superpose à la réalité, qui recouvre les choses. Ou est-ce seulement une affaire de technologie, en fin de compte ? - Oh la dette en fait définitivement partie ! La financiarisation rentre dans la catégorie méta. La dette est la première couche de la financiarisation. Par exemple, si vous avez deux personnes qui font des affaires ensemble,
je peux gagner de l'argent sur le fait qu'ils font affaire, si je leur facture des frais sur l'argent qu'ils utilisent pour ces échanges. C'est ce que Philippe le Bel avait compris : "Je vais les taxer sur l'argent qu'ils utilisent ! Donc je vais gagner de l'argent à chaque fois : je vais passer à un méta-niveau sur l'économie." C'est aussi ce que fait le marché boursier. Et ensuite la bourse est encore passée à un autre méta-niveau en créant des produits dérivés. Donc maintenant vous n'achetez plus un actif, mais un produit dérivé sur un actif, de sorte que je passe méta sur un actif. Et maintenant je peux aussi acheter un dérivé d'un dérivé. Donc je suis passé méta sur les dérivés ! Aux États-Unis, le marché des produits dérivés est devenu tellement plus important que la Bourse de New York, qu'elle a été rachetée par la bourse de produits dérivés en 2013. Donc le, marché boursier, qui est déjà une abstraction du marché réel, qui est une abstraction de la réalité sociale, a été englouti par sa propre abstraction ! C'est comme ça que fonctionne ce système méta. Donc oui, le capitalisme et la financiarisation sont purement méta, mais ils n'avaient jamais eu la technologie numérique en parallèle. Donc lorsque vous combinez ça ensemble, un méta-environnement média avec un méta-environnement financier, ils se catalysent mutuellement et vous vous retrouvez dans ce monde complètement fou dans lequel nous vivons.
- Pouvez-vous parler de Team Human ? Est-ce en lien avec ça : la confrontation entre le développement technologique, l'intelligence artificielle et le projet humain en quelque sorte ? Vous avez fini par développer cette idée d'une sorte... pas vraiment de combat, mais de challenge entre ces deux visions, entre ces deux tribus. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ça ? - Oui, c'est intéressant. Mon idée de Team Human (Équipe Humains) m'est venue lorsque j'ai participé à une émission de télé avec un célèbre scientifique transhumaniste du nom de Ray Kurzweil, qui bosse chez Google. Et grosso modo, son objectif, c'est de développer chez Google des ordinateurs pour pouvoir y transférer son cerveau, pour pouvoir téléverser sa conscience dans la machine avant qu'il meure. Et il croit que la technologie numérique, les ordinateurs et l'intelligence artificielle sont les successeurs de notre évolution. Il y a d'abord eu les atomes, puis les molécules, les organismes unicellulaires et les singes etc. et enfin les humains. Les humains ont été les organismes les meilleurs et les plus complexes jusqu'à présent. Mais une fois que les ordinateurs seront plus complexes que nous, nous passerons alors le flambeau de l'évolution aux ordinateurs et nous disparaîtrons dans l'arrière-plan. Nous ne resterons dans les parages que le temps qu'il faut pour que les ordinateurs puissent se maintenir en marche et ensuite l'humain pourra disparaître. Nous avons fait notre travail et nous devons accepter que la roue tourne ! Et je me souviens de lui avoir dit : "Non, l'être humain est spécial. Nous sommes particuliers. Nous pouvons faire certaines choses que les ordinateurs sont incapables de faire. Nous pouvons accepter l'ambiguïté. Nous n'avons pas besoin de tout réduire à un 1 ou un 0. Nous pouvons rester dans cet étrange espace intermédiaire." Je me souviens avoir dit : "Un être humain peut regarder un film de David Lynch, ne pas comprendre ce qui s'est passé et en retirer malgré tout une expérience satisfaisante. Qu'est-ce que ça veut dire ?" J'ai dit : "L'être humain mérite une place dans l'avenir numérique." Et il a dit : "Voyons Rushkoff, vous dites simplement ça parce que vous êtes humain !", comme si c'était de l'orgueil. C'est là que j'ai dit : "Très bien, dans ce cas je fais partie de la Team Humains !" Et l'expression "Team Humains" est restée avec moi, un peu comme si on disait Team Humains contre Team Machines, j'imagine. Équipe Humains contre Équipe Robots. Mais cette Team Humains n'a pas besoin d'être opposée à un quelconque adversaire. La deuxième signification de cette "Team Humains" pour moi était que les êtres humains sont réellement... être humain est une activité collective. L'évolution est un sport d'équipe : vous n'êtes pas un individu isolé, vous faites partie de l'humanité. Nous sommes ensemble ! Et ceci peu importe combien le capitalisme et les ordinateurs tentent de nous convaincre que nous ne sommes qu'un individu. Voyez ceci, c'est un iPhone que vous avez, pas un "usPhone" ! C'est votre possession individuelle. Comme si tout ce paysage était configuré selon notre propre compte utilisateur individuel. Non ! Être humain c'est d'abord une collaboration. Ce que nous avons appris en dansant dans une rave, c'est que nous formons ensemble un organisme. Alors j'ai commencé à travailler là-dessus. Et j'ai décidé que tout ce qui nous faisait agir ou nous sentir plus seul était fondamentalement anti-humain. Et que tout ce qui nous amène à collaborer et à nous connecter les uns aux autres était pro-humain. Et je suis pour l'humain, alors j'essaie d'aider les gens à se recalibrer selon la réalité à l'échelle physique. Parce qu'avec tout ce qui est numérique, en partie parce que ça s'élève tout le temps à un méta-niveau, tout passe à l'échelle supérieure, chaque entreprise. Lorsque vous évaluez une entreprise numérique : est-ce qu'elle peut évoluer ? Est-ce qu'elle est globale ? Même celles qui ambitionnent de sauver la planète, elles ne cherchent que des solutions à grande échelle. Elles s'appellent "X-prize" ou "moonshot"... Ces projets doivent être à grande échelle ou ils ne les financeront pas. Ils préfèrent donner cent millions de dollars à une seule personne, plutôt qu'un million de dollars
à cent personnes différentes, travaillant sur une centaine de solutions à plus petite échelle. Non, il faut que ce soit énorme ! Donc Team Humains, c'est : non, non, arrêtons avec ça ! Faites connaissance avec vos voisins, regardez quelqu'un dans les yeux, promenez-vous... Faites des expériences à l'échelle humaine, avec d'autres personnes, plutôt que de penser que vous devez opérer à cette échelle numérique globale, que vous avez besoin d'un million de followers sur Instagram pour être heureux
- Et comment voyez-vous ça se mettre en place ? Parce que vous avez ces gens très puissants, avec cet état d'esprit, qui se préparent déjà à un effondrement de la civilisation, qui ne veulent pas réellement faire quoi que ce soit pour éviter une catastrophe, même si c'était un tant soit peu en leur pouvoir. Et de l'autre côté, vous avez la Team Humains, avec des gens comme vous qui essaient d'alerter les autres sur les dangers de passer trop de temps avec la technologie, etc. Vous avez ce déséquilibre en termes de puissance. Et vous voyez aussi les États perdre de leur pouvoir face à des entreprises ou des particuliers. Vous voyez des tensions, tout particulièrement aux États-Unis, mais ailleurs aussi, où les gens ne se comprennent plus, et c'est lié à la structure de la technologie, à la structure de l'état d'esprit, etc. A quoi ressemble le champ de bataille ? Comment voyez-vous les évènements se dérouler et quels seront les points de bascule ou les points de tension les plus importants auxquels nous devons prêter attention ? - Hmmm... Je crois que... Je crois que la chose la plus importante, ou le premier angle d'attaque face à ce problème c'est d'aider les gens à avoir moins peur les uns des autres, d'amener les gens - et je n'aime pas dire "amener les gens à faire ceci" ou "amener les gens à faire cela", parce que ça ressemble encore à une autre programmation sociale. Je dirais que j'aimerais construire des mécanismes et offrir des histoires qui engendrent plus de partage et de connexion entre les personnes. Les solutions sont donc beaucoup plus faciles que nous voudrions le croire. Donc imaginons que vous êtes en Amérique et disons que votre fille obtient son diplôme de fin d'études secondaires. Et vous obtenez un portrait, lorsque les étudiants obtiennent leur diplôme. Donc je veux accrocher le portrait au mur, mais je n'ai pas de perceuse pour faire un trou dans le mur. Qu'est-ce que je fais ? Si je suis en Amérique, je monte dans ma voiture, je file chez Home Depot, je recherche la perceuse meilleur marché pour faire le job, le modèle à 39$... Je vais acheter cet outil qui a nécessité l'extraction de terres rares du sol par des esclaves en Afrique et d'être assemblé par des enfants en Chine, expédié jusqu'ici avec toute cette pollution, le plastique et toutes ces saletés... Peut-être qu'elle fonctionnera une fois, et peut-être que six mois plus tard, quand j'en aurai à nouveau besoin, elle ne va plus vouloir se recharger ou quelque chose comme ça, et je m'en débarrasse. Ce que je devrais faire : si je n'ai besoin de percer qu'un seul trou dans mon mur, je devrais aller chez mon voisin, aller frapper à la porte de Joe et lui demander : "Joe, est-ce que je peux emprunter ta perceuse ? J'ai besoin de faire un trou dans le mur pour accrocher une photo de ma fille ? - Bien sûr Doug, voici ma perceuse !" Et la perceuse de Joe est solide, parce que Joe construit des choses. C'est pour ça que je suis allé sonner chez lui : parce que je le vois tout le temps bricoler. Joe a une vraie bonne perceuse en métal, qu'il tient peut-être de son père ou qu'il a prise dans son atelier. Et avec, je peux percer mon trou sans problème. Je la ramène à Joe, qui me dit : "Pas de problème, Doug, c'est quand tu veux !" Et à ce moment-là, Joe se sent à l'aise pour me demander : "Doug, tu sais, ma fille a des difficultés en maths et je sais que tout ça c'est ton truc. Est-ce que tu pourrais venir une heure à la maison et lui montrer comment résoudre ce calcul ? - Mais bien sûr, Joe, tu m'as prêté ta perceuse !" Alors je vais chez lui et je rencontre sa femme qui cuisine des trucs : "Mon Dieu, c'est un régal ! Est-ce que vous pouvez me donner la recette ?" Et nous voilà amis. Et le jour où je fais un barbecue, je les invite. Voilà ce que Marx entendait en fait par socialisme. Il ne s'agissait pas de ce que Lénine a fait. Il n'envisageait pas une nation géante gérée par des tables de calcul...
- Oui, le communisme. - Oui, il voulait dire que nos interactions économiques étaient locales et sociales. Donc je crois que c'est ça le point de départ : être prêt à accepter et à demander des faveurs aux autres. La plupart des gens sont prêts à accorder des faveurs aux autres. Le plus difficile surtout c'est de faire en sorte que les gens soient prêts à les accepter. Parce que vous avez l'impression de devoir quelque chose. C'est perçu comme une transaction : " Oh- oh...Qu'est-ce que je vais leur devoir s'ils me donnent ça ?" Donc je pense que c'est ça le début, ce qui permet de reconstruire notre tissu social. Maintenant, l'argument que j'ai entendu contre ça, quand j'ai exposé cette idée au cours d'une conférence, quelqu'un s'est levé et a dit : "Oui, mais si tout le monde emprunte des perceuses à ses voisins, que deviennent les employés des usines qui fabriquent les perceuses ? Ils vont commencer à perdre leur
emploi ! Que devient la vieille dame dont la retraite dépend des dividendes des actions qu'elle détient chez le fabriquant de perceuses ?" Et c'est ça qui est fou ! Ce que vous dites là, c'est que c'est aux êtres humains de servir l'économie, à ce stade. Que l'économie est à ce point importante. Donc au lieu d'avoir l'économie à notre service, c'est à nous maintenant de repenser nos vies pour la servir. C'est là que j'en reviens à cette idée que nous devons dénaturaliser le pouvoir : nous devons faire comprendre aux gens que les systèmes dans lesquels nous vivons ont été inventés par des gens il y a très longtemps, pour des raisons très spécifiques, en lien avec leur situation, mais qui peuvent ne plus être adaptés à la nôtre, aujourd'hui.
- Mais aller frapper à la porte de vos voisins, ça implique aussi d'accepter l'incertitude, de prendre le risque d'être rejeté... On en revient précisément à ce que les gens veulent éviter aujourd'hui, ou ils sont convaincus que c'est quelque chose à éviter. Parce que qui sait ce qui peut se passer ? - Oui, mais c'est quelque chose que vous les Français, vous devriez comprendre mieux que n'importe qui. Et c'est déjà le cas, probablement : vous êtes l'un des endroits les plus réfractaires au capitalisme. Enfin, vous l'avez été. Mais regardez ce que c'est que faire l'amour : est-ce que vous préféreriez savoir tout ce que va faire l'autre et à quel moment ? Ou est-ce que c'est aussi ce qui rend la chose excitante ? Vous ne savez pas où vont aller les mains et la bouche, vous ne savez pas ce qui va se passer ensuite... C'est l'intérêt de la chose. Cette chose que vous essayez d'éviter, cette incertitude, c'est en réalité ce qui fait le sel de la vie. C'est ça être vivant ! Si vous vous débarrassez de l'incertitude alors vous pourriez aussi bien être un ordinateur.
- Et vous dites que c'est ce que veulent ces gens, en finalité, ce qu'a dit Ray Kurzweil. Mais il y a quelque chose que nous avons tendance à oublier, avec toutes ces assurances et la peur de mourir, c'est d'accepter le fait que la vie est faite de beaucoup de désordre et d'incertitude. Et qu'au bout du compte, c'est... et bien on ne sait pas vraiment ! Mais c'est ce qui est vraiment intéressant dans ce que vous dites par rapport à l'état d'esprit. C'est intéressant de savoir d'où vient toute cette culture individualiste qui nous lave le cerveau. De la peur originelle d'être rejeté, de la peur originelle d'être dans le besoin... Et je me demande encore comment nous pourrions lutter contre cette tendance, de façon significative, quand on regarde les structures en place et qui est au pouvoir... ? - Oui, cependant je dirais qu'il ne faut pas se méprendre : il ne faut pas croire que nous ayons besoin de réagir à cela à grande échelle. Il est possible que l'échelle soit le problème ! Je comprends qu'en tant qu'humains, nous nous disions : "D'accord, nous devons créer un mouvement pour pouvoir affronter ces dragons avec notre propre genre de d'avatar virtuel géant. Mais avec cette approche, il est possible que nous soyons toujours perdants. Parce qu'aller à une telle échelle d'espace abstrait, c'est aller sur le propre terrain de ces entreprises et institutions virtuelles. Le terrain qui nous avantage nous, c'est ici, sur Terre. C'est en tant que terriens que nous sommes plus puissants, parce que c'est ici, dans le monde réel, que nous vivons. Donc je préférerais défendre la Terre contre ces dieux virtuels qui nous attaquent aujourd'hui, plutôt que de chercher à devenir nous-mêmes un dieu virtuel et de lutter dans cet espace. D'une certaine façon, je dirais : ils veulent régner sur Internet ? Laissez- leur Internet. Et reprenons le monde réel ! Mais c'est effrayant, parce qu'ils achètent aussi la Terre. Le plus grand propriétaire terrien en Amérique, c'est Bill Gates, aujourd'hui. Ils achètent le monde réel. Ils achètent des droits d'utilisation sur l'eau et sur l'espace aérien. Quand ils achètent du Bitcoin, c'est quoi ? C'est convertir des atomes en Bits. Ils brûlent la planète pour leurs jetons. C'est ça que nous devons combattre.
- Mais par où commencer ? Je comprends la question de l'échelle, parce que c'est toujours la même chose : vous restez dans le même jeu en essayant de passer à un méta-niveau pour pouvoir vous battre à armes égales. On entend toujours ça : vous devez jouer selon les règles du jeu si vous voulez pouvoir gagner. Mais pensez-vous qu'il est préférable de commencer à un niveau individuel, par exemple en travaillant sur soi-même, sans se préoccuper du mécanisme global ? Ou est-ce que c'est encore du pipeau, qui nous ramène toujours à une logique individualiste ? - Différentes personnes vont travailler à différents niveaux et écrire des livres différents sur différents aspects du problème. Par exemple, mon ami Cory Doctorow, un écrivain de science-fiction, a écrit un excellent livre sur le goulet d'étranglement du capitalisme. Selon lui, nous devons faire en sorte de casser les monopoles de ces entreprises et de mettre en place des règlements qui les empêchent de faire ceci ou cela. Et il a raison ! Alors il essaie de se coller à cet aspect du problème. Certaines personnes vont essayer de faire ça. D'autres personnes vont enseigner aux enfants comment penser par eux-mêmes et à donner des cours dans des salles de classe,
sans passer par un iPad, mais par contact visuel, pour que les gens puissent se développer socialement. Je défendrai ce que j'ai choisi de défendre... Il y a tellement d'approches différentes : qu'elles soient politiques, économiques, éducatives, etc. Et en ce moment j'essaie de développer une sorte de... pratiquement une narration philosophique qui recoupe le travail de nombreuses personnes différentes. Mais mon message principal, pour 99% d'entre nous, est que nous pouvons simplement agir là où nous sommes sur le terrain, avec d'autres gens. Tout le monde n'a pas besoin de s'atteler à tous les problèmes à la fois. Tout le monde n'a pas besoin de comprendre comment fonctionne l'économie des startups. Nous retirerons leur pouvoir à Walmart et Amazon simplement en partageant des choses. 99% d'entre nous en feront plus en s'entraidant, plutôt qu'en publiant des articles sur Facebook sur ce qui ne va pas avec les stratégies d'entreprise d'Amazon.
- Qu'est-ce qui vous donne le plus d'espoir aujourd'hui quand vous regardez la trajectoire du monde et ce qui se passe autour de vous ? ... S'il y a quelque chose ! (rires) - Oui, je crois que ce qui me donne de l'espoir, c'est... comment les jeunes utiliseront tout ce qui est à leur disposition pour se soutenir les uns les autres. Ils vont vraiment le faire. Certes, il y a toutes les mauvaises choses qui se passent sur les réseaux sociaux et tout ça. Mais je me souviens quand Ariana Grande a fait ce concert à Manchester il y a quelques années et que quelqu'un a fait sauter une bombe là-bas où plusieurs personnes sont décédées. C'était vraiment tragique ! Ma fille était jeune quand c'est arrivé et j'ai vu toutes les filles sur TikTok et Instagram qui se consolaient mutuellement, d'une façon si positive, et qui ont décidé d'utiliser ça pour "manifester" quelque chose d'autre. Ils parlent tous de "magie" et de se "manifester"... Je regarde ça et je me dis que ça n'a pas d'importance : j'ai vécu certaines des meilleures expériences de ma vie sur un parking derrière un 7-Eleven - c'est une horrible petite épicerie que nous avons ici, aux États-Unis. Donc vous pouvez trouver l'Amour, l'Espoir et des moyens de combler vos besoins sociaux et créatifs n'importe où. Donc j'ai foi en ces jeunes et en la capacité de chacun d'utiliser beaucoup de ces outils et plates-formes de façon détournée par rapport à leur fonction originale. De la même façon que le lierre peut pousser sur un bâtiment en béton, j'ai l'impression que la culture peut se développer n'importe où, dès lors qu'on lui laisse une petite chance.
- Dernière question : deux livres qui ont eu un grand impact sur votre vie et que tout le monde devrait lire ? - Cosmic Trigger, de Robert Anton Wilson. C'est un livre sur son voyage à travers ce qu'il a appelé "la chapelle du péril", là où vous commencez à percevoir les connexions entre les choses et vous devez déterminer si les choses sont reliées parce que vous percevez un schéma réel ou parce que vous devenez paranoïaque, ou les deux. C'est important. Si les gens avaient cette expérience, ils ne tomberaient pas dans la mouvance QAnon et dans leurs théories folles du complot. Vous verriez apparaître des schémas, mais sans lien réel. Donc ils sont les deux à la fois : ils ont à la fois raison et ils ont tort. Donc ça et - désolé - mais je dirais la Torah. Ou ce qu'on appelle l'Ancien Testament, dans la Bible. Mais la Torah en particulier, parce que la Torah est l'histoire de la façon dont l'humanité est devenue asservie par un concept artificiel comme la dette, et comment ils s'en sont libérés en détruisant leurs propres idoles. C'est ce que représentent les fléaux, la profanation de leurs propres dieux. Et c'est quelque chose de vraiment intéressant parce que ça nous aide à comprendre où nous nous situons sur cette trajectoire entre esclavage et libération. Quand je lis ça, je me dis que nous en sommes plus ou moins à l'époque du premier fléau. C'est un peu là où nous en sommes, dans cette histoire. Et cela signifie que nous allons bientôt aller dans le désert. Et qu'est-ce que nous voulons préparer pour le désert ? De quoi aurons-nous besoin là-bas pour entrer dans la prochaine civilisation ? Donc voilà deux récits qui sont parmi les plus profonds.
- Merci à vous pour votre temps et votre analyse ! - Merci pour ce que vous faites ! Et merci pour votre ouverture, c'est agréable.
———— Tous mes remerciements à Geoffroy Felley pour ce superbe travail de traduction ! Sismique 2023 - Julien Devaureix